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Juden !

Dans une rue, une chorale affrontant le vent et la neige, nous offrant quelques belles paroles. Les voix du cœur tranchant le vent, celles-ci atteignant une ruelle, la plaque gelée indiquant « passage Vallet », des cristaux de glace en formation annonçant une chute de la température. Au fond de cette rue, deux femmes reposaient ainsi allongées, front contre front, leur corps blessés et meurtris par la morsure du froid, l'image se trouble de plus en plus, les couleurs sont de moins en moins vives…

Bip Bip…Bip Bip… Clic ! « Bonjour la France, il est six heures trente-sept du matin, un matin plein de joie pour ce mardi 24 décembre 1975… » Béatrice se réveilla dans son lit, malheureusement encore vide, elle pencha la tête et se retourna pour éteindre le réveil sur sa table de nuit à côté de sa lampe, son regard se laissa porter jusqu’à une photo où un homme, seul, immobile était retenu contre le verre, « Cela fait maintenant quatre mois que l’on est plus ensemble mais la solitude est dure et cela se fait sentir par le lit glacé où je dors seule », une phrase nostalgique qui lui étira le bout des lèvres en pensant au nombre de fois où elle avait raisonné dans sa tête. Rester plantée devant cette photo, une journée durant, ne changerait rien, les quatre années passées ensemble pour tomber chaque jour un peu plus au fond du gouffre et pour en arriver là ! Se remarier avec une étrangère, elle ne valait donc pas mieux que cela, son estime envers elle n’allait donc pas plus loin que ce qu’on puisse considérer comme une… DONG, sept heures trente venaient de sonner à l’horloge et la fit sortir de sa rêverie, « Ce n’est pas bon de repenser au passé, je suis déjà en retard » dit-elle à haute voix. Des yeux scintillants aux sons stridents de la mâchoire qui se referme, un changement dont elle avait le secret.

Elle marcha dans la rue sans penser à ce qui l’entourait, quelques plaisantins venant la bousculer de temps à autre. Une fois arrivée à son travail, La banque, quel magnifique endroit où le seul but est de gérer de l’argent et la mission est d’enfoncer son voisin le plus proche ! Un milieu qui me convient tout à fait.

Le premier client, « Youssef Madourhi, travaille dans l’architecture du bâtiment », oublions les formules de politesses, pourquoi s’embarrasser, c’est un travail honorable avec un bon salaire, plus élevé que le mien d’ailleurs. Je le vois parler mais, tout de façon, je ne m’occuperai pas de son dossier, c’est toujours pour moi les sales besognes.

Le client parti, Béatrice n’ayant écouté qu'un quart de ce qu’il disait, balança son dossier bleu directement à la corbeille :

« Espérons que personne ne tombe dessus, au pire, j’y veillerai… »

Les clients de la journée se succédèrent les uns après les autres, blancs, noirs, jaunes, tout y passa même des enfants accompagnés de leur parents, eux c’est les pires, ils crient, braillent comme des animaux. « Mais où va le monde » seule dans son bureau, les bras levés vers le plafond, attendant une réponse qui n’arrivera jamais.

Heure après heure, la fin arriva et sortir prendre l’air et voir le soleil qui se couche, un petit moment de bonheur mais hélas éphémère.

Le crissement des pas sur le sol, la neige collant les bottes, les sapins sur le bord de la route, Noël, une fête, celle-ci est le moment que les enfants attendent toute l’année avec leurs parents, les uns pour voir des visages s’illuminer de bonheur quand ils reçoivent une surprise tant attendue, d’autres pour l’excitation qu’apporte d’ouvrir un paquet, le bruit du papier qui se chiffonne mêlé à celui des cris de joies parfumés de l’odeur du chocolat et des bûches qui brûlent dans une symphonie de crépitements et de lumière, pour moi, une sensation nouvelle est alors apparue, celle d’un goût amer qui colle le fond de ma gorge, qui m’étouffe, des enfants rentrant chez eux à la chaîne à l’approche de minuit et du bonhomme en costume rouge, l’odeur du feu de cheminée rappelant plus celui de 1942 que l’espace convivial rempli de bonheur tant recherché ! Et la chorale… elle est encore là ! « Rentrez chez vous, travaillez à votre avenir !!! »…

Une fois arrivée à son appartement, Béatrice retomba sur la photo du matin et fut déséquilibrée, elle bascula, tomba, chuta plus bas dans le gouffre, la seule chose qu’elle se souvint de cette soirée, c’est le liquide brûlant coulant le long de sa gorge à plusieurs reprise, la main hésitante sur le combiné du téléphone qui sonne, qui sonne, une voix faible… Un bruit faible résonnant à la limite de son esprit…

La sonnette retentit dans l’entrée, un visiteur, vite, allons lui ouvrir. Un hoquet de surprise au moment où la porte s'entrouvrit : là, se tenait un homme de plus d’une cinquantaine d’années, habillé d’un jean simple et d’une veste de cuir noir.

« Bonjour Van, que me vaut l’honneur de cette visite… » Un sourire béat sur la figure de la femme fit hésiter le nouveau venu, au bout de quelques secondes, il finit par répondre :

« Bonjour Béatri… ». Mais au moment où celui-ci allait finir sa phrase, il rattrapa Béatrice avant qu’elle ne s’écroule sur le pas de la porte.

« Comment en es-tu arrivée là ? … Boire n’est pas la solution aux problèmes, quels qu’ils soient. Il l’emmena jusqu’au salon et la fit asseoir dans un fauteuil où il était sûr qu’elle ne tomberait pas à nouveau. Alors raconte-moi, comment as-tu pu atteindre un niveau de débauche comme celui-ci ? »

- « Ne t’inquiète pas, chui en pleine forme, j’ai pris un tout p'tit verre de trop. » Elle essaya de se relever de son siège mais retomba quasi instamment, l’homme l’accompagna jusqu’aux toilettes où elle vida son lourd fardeau dans la cuvette des WC. Béatrice finit donc sa soirée dans son lit avec pour seules compagnies un goût âpre dans la bouche et un homme.

Affrontant la fatigue tel un médecin veillant sur son patient.

Le lendemain, qui fut d’ailleurs un réveil assez dur, le poids de la tête ballottant sur les épaules, un vague souvenir de la veille, jamais elle n’avait mieux senti les effets de l’alcool que ce matin-là, qui est d’ailleurs encore un peu présent par le simple fait de voir ses jambes qui ont du mal à se mettre l’une devant l’autre.

En sortant de sa chambre, Van se tenait courbé sur le bar de la cuisine, se réchauffant à l’aide de quelques gorgées de café, essayant d’oublier quelques mauvais souvenirs, les dents se percutant contre la tasse en porcelaine, voilà un son peu agréable, surtout le matin au réveil. Il se retourna, sur son visage étaient inscrits des cernes de fatigue qui lui donnaient un aspect effrayant et comique à la fois.

« Bien dormi Blanche neige… ? »

« M’en parle pas. Merci pour hier soir et en même temps désolée que tu aies du voir çà, c’est moi qui t’es appelé ? »

« Oui, c’est toi mais quand je t’ai eu au téléphone, tu gazouillais à moitié, je me suis inquiété et je suis venu et voilà comment ça c’est terminé. En parlant de ça, j’ai trouvé une photo à côté de la bouteille que tu as laissée, c’est bien Philippe dessus ? »

Elle s’avança et arracha la photo de ses mains, la déchira et l’envoya dans la poubelle.

Van vient se placer derrière elle « Raconte moi » dit-il, cette phrase retentit dans sa tête et celle-ci prit peu à peu la forme d’ordre :

« Philippe et moi avons passé quatre ans ensemble, c’était magnifique », une larme coula le long de sa joue, sa voix s’enroua légèrement.

« Il m'a quittée pour une autre personne, je ne connais même pas son nom ni son prénom. Un matin, en me levant, un mot sur l’oreiller pour me dire « J'ai rencontré quelqu’un d’autre ». Tout ce que je sais, c’est qu’elle est juive… ». Des larmes tombèrent de ses yeux. Van prit un rictus de dégoût à l’annonce du mot Juive. Les deux personnes s’enlacèrent et Béatrice pleura, cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas pleuré dans les bras d’une autre personne, le contact depuis trop longtemps absent. Dans cette scène magique, le seul qui restait implacable face à cette démonstration de sentiments était Van. Béatrice baissa les yeux et vit, juste en-dessous de son poignet, un tatouage, l’aigle aux ailes dépliées attendant le bon moment pour surgir. Elle releva les yeux avec une lueur d'appréhension dans son regard.

« Raconte-moi » répéta-t-il alors.

Son regard se laissa porter jusqu’à la fenêtre et les mots lui échappèrent et sortirent dans un murmure « Le temps empire de plus en plus » Et elle commença son histoire.

La pluie s’abattit avec violence ce matin-là, la neige blanche et fraîche laissa place aux traînées noirâtres des voitures, les enfants rentrés chez eux pour le dîner et n’ayant qu’un espoir, que la pluie cesse pour retourner dehors. L’appartement de Béatrice devint au fil de la journée de plus en plus froid et obscur. Van finit par partir, son adieu fut bref et accompagné d’un seul conseil « Fais ce qui doit être fait, fais ce qui est juste. »

Au moment où il allait fermer la porte, un flash lui fit voir, non pas l’homme habillé d’un jean et d’une veste faisant de lui un parfait innocent, mais l’espace d’une seconde, l’image d’un homme plus jeune portant l’uniforme allemand, de là son origine depuis longtemps oubliée.

« Colonel Van Mûller Standartenfürer dans la 3ème Panzerdivision SS Totenkopf des Waffen-SS, dite unité SS à tête de mort… »

Il partit sans un regard en arrière, seul le sourire gravé sur les lèvres, il regarda son bras, l’aigle devenu plus fort que jamais souriait avec lui.

Le teint pâle, les yeux livides, Béatrice savait enfin ce qu’il fallait faire. Elle jeta un dernier regard vers ce qu’elle appelait « maison ». L’alcool n’a plus sa place désormais.

Elle ressentit une douleur dans le bras gauche, ça faisait mal, les coupures régulières de la scarification tout du long descendant toujours plus bas jusqu’à atteindre sa main, ses doigts tenant une étoile jaune, l’étoile de David. Alors que dans celle de droite se tient un léger poids, le couteau y est bien.

« Comme l'a dit Van, maintenant je sais ce que je dois faire ». Ces paroles marquèrent un changement, celui d’une transformation qui déchira le ciel en un éclair, le temps ayant atteint son apogée.

« Aucun retour en arrière n’est envisageable maintenant. »

Béatrice enfila un manteau et laissa son appartement, en sortant, le gong de l’horloge indiquant dix-neuf heures trente, synchronisé avec le claquement de la porte. Elle resta ainsi dans la rue, ne sachant que faire, que décider, dans sa tête un léger murmure devenu chuchotement se transformant en paroles, un ordre inconscient à la limite de sa raison. Un regard vers le ciel lui fit apprendre qu’il était déjà tard, la pluie commença à tomber de façon irrégulière. Au loin, une forme se mouvant hors d’un magasin, il est vingt heures, c’est la fermeture.

L’apparition d’une lueur verte au coin d’une épicerie. Béatrice s’approcha lentement de cette personne, le teint légèrement mat et les yeux d’un vert presque surnaturel. Quand elle ne fut plus qu’à quelques mètres, c’est alors qu’elle la reconnut, cette femme, cette Juive, cette hérésie ! Béatrice sortit le couteau de sa poche droite…

Tout se déroula très vite, tourner à gauche, tourner à droite, courir encore plus vite et encore plus loin, ne pas laisser la distance s’agrandir, les pas glissant sur la neige fondue de la journée, le son des pas se répercutant sur les pavés de la rue, une course effrénée pour la vie. La pluie s’abattant désormais avec rugissement sur les tôles et les voitures, la Juive tourna à droite, Béatrice la suivit, une fois pris le virage, la femme se tenait à quelques pas d’elle faisant face au mur qui l’empêchait d’avancer plus loin.

Plusieurs minutes passèrent en silence, ne laissant entendre que le souffle rauque des deux femmes reprenant leur respiration. Elle se retourna enfin et dit d’une voix calme :

« Maintenant je ne fuis plus et d’ailleurs je ne le ferai plus. »

Béatrice s’avança et sortit de sa poche gauche un bout de tissu jaune, l’étoile de David, l’étoile jaune des Juifs et la lui jeta aux pieds.

« Voilà ce que tu mérites, toi et ta race !!! »

Un regard de pitié et d’incompréhension émana de la Juive.

« Pourquoi ?…»

Cette question franchit ses lèvres instinctivement mais la réponse à la question qu’elle posa se refléta dans le scintillement de la lame.

Béatrice abattit le couteau sur son adversaire qui tenta d’esquiver mais l’attaque fut rapide, peut-être trop. La victime tomba, sa main sur son ventre, ses vêtements devenant de plus en plus rouge. Allongée par terre, attendant le coup final…

Sa tête pivota, Béatrice se tenant légèrement courbée, quelques gouttes rougeâtres glissant de ses lèvres, ses yeux descendirent le long de son corps et virent le couteau retourné contre son agresseur. Béatrice s’effondra à son tour sur le sol, les deux femmes, front contre front se lamentant sur une mort inévitable, allongées dans la neige, agonisantes.

« Maman, Maman, pourquoi la personne elle a une étoile jaune sur le cœur là ? » dit une petite fille pointant le doigt sur une personne dans la rue, la femme s’arrêta et se pencha devant la petite fille.

« Béatrice, il ne faut pas les approcher, évite de les regarder et tiens-toi le plus loin possible d’eux et tu n’auras pas de problème, d’accord ? »

« Oui, mais pourquoi, ils sont comme nous pourtant ? »

« Tu comprendras quand tu seras plus grande, tu n’as que dix ans pour l’instant, ne sois pas si pressée de grandir et en plus, ce soir c’est Noël et peut-être que des cadeaux t’attendent déjà… Ho ! Regarde la chorale là-bas, comme ils chantent bien, tu viens maintenant Béatrice. »

Dans une rue, une chorale affrontant le vent et la neige, nous offrant quelques belles paroles. Les voix du cœur tranchant le vent, celles-ci arrivant jusqu’à une ruelle où le chant se répercutant contre les murs…

« Et quand tu seras sur ton beau nuage
Viens d'abord sur notre maison
Je n'ai pas été tous les jours très sage
Mais j'en demande pardon »

Au fond de cette rue, deux femmes reposaient ainsi allongées, front contre front, les yeux d’émeraude pénétrant le regard d’acier. La vie fuyant leur corps, sang pur, sang impur formant sang mêlé et coulant sans un bruit sur un tapi blanc de flocons.

Béatrice racla le fond de sa gorge et lança avec le peu de force qui lui restait :

« JUDEN !!! …»

Et en un moment ce ne fut plus deux ennemies qui se fixaient mais deux visages reflétant un ultime espoir, Celui de vivre, Celui d’exister…

BH
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Note de l’auteur
LOI no 90-615 du 13 juillet 1990
Art. 1er. - Toute discrimination fondée sur l'appartenance ou la non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion est interdite. L'Etat assure le respect de ce principe dans le cadre des lois en vigueur.
Titre Ier - Des crimes contre l'humanité, Chapitre Ier - Du génocide, Article 211-1: Constitue un génocide le fait, en exécution d'un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d'un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d'un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire, de commettre ou de faire commettre, à l'encontre de membres de ce groupe.