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L'ingénue

Cette nouvelle a été sélectionnée par la classe de première L - cinéma et audiovisuel - du Lycée Bellevue au Mans (72), pour concourir pour une lecture publique en janvier prochain dans le cadre du Festival Premiers Plans à Angers.

Séquence 1 : Intérieur – matin – Appartement années 1950

Une femme d’environ quarante-cinq ans est debout face à la fenêtre de son salon, elle porte un tailleur écru, a des cheveux longs s’arrêtant au-dessus des épaules. Ses traits de visage lui donnent un air gentil et triste. Le salon est une pièce carrée aux murs blancs, au mobilier simple, une table et deux chaises sans décoration. Sur les murs se dressent quelques tableaux représentant des hommes habillés ou nus, au regard dur et aux muscles développés.

Béatrice regarde par la fenêtre Paris qui s’éveille sous le ciel rosé par le soleil levant. La rue en contrebas est parcourue par quelques passants encore rares à cette heure matinale. Les bruits de la rue parviennent assourdis à l’appartement de Béatrice. Son chien, de race bavaroise au poil ras, vient se coucher à ses pieds. Elle le regarde, se baisse pour lui caresser la tête et se retourne pour sortir de la pièce principale de son appartement.

Dans l’entrée elle attrape un manteau gris clair et l’enfile, puis elle se retourne, son regard se pose sur l’étagère qui couvre le mur opposé. Sur cette étagère sont posés divers objets, des photographies jaunies par les années, d’elle et d’autres personnes, abîmées par quelques accidents malencontreux. Bien en évidence trône une photo sous verre, la représentant serrant dans ses bras un homme en uniforme de la Wehrmacht à la mine fière. La photo est titrée « Paul und Beatrice Merkel ». Il y a un bandeau noir du côté de l’homme.

Béatrice prend un coffret de bois attenant aux photos pour en sortir un collier et dévoile une petite croix gammée en fer blanc. Elle met le collier, remet le coffret en place, puis se détourne et sort de l’appartement.



Séquence 2 : Extérieur – matin – Rue de Paris

La rue est large et parcourue par quelques passants matinaux. Béatrice Merkel marche tranquillement dans la rue, laissant son regard errer à droite et à gauche, observant les Parisiens.

Soudain Béatrice se cogne contre un homme qu’elle n’avait pas vu venir, tout occupée qu’elle était à regarder ailleurs. L’homme s’excuse gentiment. Béatrice ne dit rien, lève les yeux sur lui. Il est assez grand, paraît avoir la quarantaine, des traits fins et les cheveux châtains-clairs. Il est habillé d’un pantalon, d’une chemise et d’une veste marron clair. Béatrice est impressionnée par sa beauté, elle repart sans un mot. Visiblement perturbée par cette rencontre, Béatrice baisse le regard vers le sol et marche rapidement.



Séquence 3 : Intérieur – jour – Banque

Béatrice entre dans une banque, comme le montre la queue des premiers clients de la journée qui attendent devant le seul guichet ouvert. C’est un bâtiment moderne pour l’époque, aux murs blancs du style le plus simple possible. Béatrice salue la guichetière et rentre dans les bureaux par une porte située sur le côté du hall. Elle dépose alors son grand manteau dans un couloir et pénètre dans son bureau, une petite pièce uniquement remplie de deux chaises et d’un bureau, sur lequel ne se trouvent que des affaires de bureau, rien de personnel. Les clients qui défilent dans son bureau nous font comprendre que Béatrice est une conseillère clientèle. La journée semble être accélérée et les personnes qu’elle reçoit toutes uniformes. Ce sont les mêmes mots qui reviennent :

« Bonjour, je suis Béatrice Merkel, votre nouvelle conseillère clientèle, installez-vous. »

« Oui, il est possible de vous accorder un second prêt en plus du premier. »

« Si je comprends bien, vous rencontrez quelques difficultés financières, voyons ce que nous pourrions faire. »

« Vous devez savoir qu’en cas de rupture du contrat, il y a une saisie du montant de ce qui n’a pas été encore remboursé. »

Mais alors que la journée semble bien avancée, une jeune femme entre dans le bureau de Béatrice. Cette dernière lève les yeux sur elle comme sur n’importe qui d’autre et la prie de s’asseoir.

« - Bonjour madame, je m’appelle Sylvie Faisan et j’aimerais ouvrir un compte, pour pouvoir faire un emprunt par la suite, pour acheter un appartement.

- Bien Mademoiselle, voyons quelle serait la formule la plus adaptée.

- Excusez-moi… Votre accent… Vous n’êtes pas française ?

- Non, en effet. J’ai ici une série de proposition de prêt à différents taux, commençons par le premier.

- Vous n’êtes pas allemande tout de même ?

- Allemande ?

- Vous êtes allemande ! Ho mon Dieu, ça ne vous suffit pas à vous autres de nous avoir infligé votre présence pendant…

Elle se ressaisit et ajoute :

- Je ne veux pas parler avec vous, je veux voir quelqu’un d’autre !

Elle sort rapidement en ne refermant même pas la porte. Béatrice reste seule à son bureau, elle ne semble pas très étonnée de ce qui vient de se produire. Elle ne bouge pas durant quelques instants puis se lève, pousse sa chaise, range ses affaires, et sort.



Séquence 4 : Intérieur – jour – Couloir de l’appartement de Béatrice

Un grand remue-ménage agite les couloirs de l’immeuble de Béatrice, deux déménageurs essaient vaillamment de faire passer le coin de l’escalier à une table en bois semblant assez lourde, tandis que quelqu’un arrive derrière Béatrice en donnant des conseils aux deux hommes qui se débattent avec le meuble.

« Faites attention à la rambarde ! N’abîmez pas la table, j’y tiens beaucoup ! »

Béatrice reconnaît la voix et se retourne, il s’agit de l’homme qu’elle a percuté le matin même.

« Tiens donc, re-bonjour madame ! Vous habitez ici ? Alors nous allons être voisins : j’emménage. Désolé pour le dérangement, mais vous pourrez bientôt rentrer chez vous. »

Puis s’adressant aux déménageurs :

« Messieurs, s’il vous plaît pressez-vous, madame voudrait bien pouvoir regagner son logis ! »

Et revenant à elle :

« - Je m’appelle Fernand, et vous ?

- Béatrice Merkel, j’habite au deuxième étage. »

Son regard s’assombrit soudainement.

« - Vous êtes allemande ? Une allemande ici ?

- Oui, je viens d’Allemagne, j’ai emménagé ici il y a quelques années.

- D’accord, bien.

Il cherche visiblement à écourter la conversation.

- Vous m’excuserez, mais le déménagement me prend tout mon temps, au revoir. »

Et il s’en retourne vers la sortie. Béatrice semble déçue, elle monte l’escalier qui est enfin libéré des déménageurs et disparaît.



Séquence 5 : Intérieur – soir – Appartement de Béatrice Merkel

Béatrice est dans le salon de son appartement, dehors la nuit tombe. Elle écoute de la musique symphonique sur un tourne-disque. La musique dégage une impression de puissance. Béatrice est installée sur une chaise, face à un chevalet, elle a décroché un de ses tableaux et est occupé à rajouter des détails de couleurs sur le visage de l’homme représenté. De plus près, on peut voir qu’elle a modifié le visage pour le faire ressembler à celui de son nouveau voisin.

Elle entend une suite de coups qui viennent du dessous, une fois, puis deux. Elle éteint alors la musique, pose le tableau contre le mur et range le chevalet. Elle éteint la lumière, la pièce devient totalement noire.
Fondu au noir.


Séquence 6 : Intérieur – jour – Couloir de l’immeuble

Béatrice sort de chez elle. Elle est habillée de la même façon que la veille. Elle regarde quelques instants la photo d’elle et de son mari sur l’étagère de l’entrée, puis ferme la porte. Elle descend l’escalier et arrive sur le palier du premier étage. Elle a juste le temps d’apercevoir son nouveau voisin que déjà celui-ci rentre chez lui et referme vivement sa porte. Béatrice se détourne et descend le second escalier.



Séquence 7 : Intérieur – jour – Bureau de Béatrice

Une nouvelle journée de travail s’enchaîne, Béatrice voit défiler les clients dans son bureau, comme pour n’importe quel jour. Mais aujourd’hui elle est absente : elle abrège les rendez-vous et s’attarde avant d’aller chercher le client suivant. Elle parle un minimum et un client se plaint au directeur de la banque, lequel vient voir Béatrice peu après pour lui donner congé du reste de la journée, lui conseillant de se reposer pour reprendre le lendemain.



Séquence 8 : Intérieur – jour – Couloirs de l’immeuble

Béatrice revient chez elle et croise le voisin, avec deux enfants d’environ treize ans, qui, d’après l’air de famille, paraissent être les siens. Béatrice tente d’aborder la famille en lançant un bonjour plein d’entrain, tandis que le père la fusille du regard. Ce dernier emmène les enfants jusqu’à son appartement et referme la porte derrière eux. Il se dirige alors vers Béatrice, et lui dit avec rage :

« - Je ne veux entretenir aucun rapport avec vous madame, vous êtes allemande et je ne sais pourquoi vous venez ainsi vous afficher à Paris. Vous pourriez au moins avoir la décence de ne pas gêner les survivants du peuple que vous avez saigné à blanc ! »
Béatrice n’en écoute pas plus, elle se détourne et court dans l’escalier, pour se précipiter chez elle.



Séquence 9 : Intérieur – jour – Appartement de Béatrice

Béatrice rentre chez elle folle de rage, elle claque la porte et tape fort des pieds, le chien se fait tout petit sous la table. Elle reste immobile une minute, puis essuie et s’écroule sur une chaise, devant le tableau représentant son voisin. Puis elle détourne la tête vers la fenêtre en soupirant.



Séquence 10 : Intérieur - jour – matin – Appartement de Béatrice

Le lendemain, Béatrice se réveille sur le sol : elle a dormi dans le salon. Elle tient entre ses mains la photo de son mari décédé. Elle le regarde intensément pendant quelques instants, puis se lève et sort de la pièce.



Séquence 11 : Intérieur – jour – matin – Couloir de l’immeuble

Béatrice sort de chez elle, elle s’est lavée et changée, elle a mis un tailleur gris et a encore les cheveux mouillés. Elle descend le premier escalier, et croise le voisin sur le palier du premier, toujours vêtu de la même manière. Elle détourne le regard de lui et accélère le pas pour emprunter le second escalier.

Mais le voisin l’arrête en lui attrapant le bras.

« S’il vous plaît Madame Merkel… »

Béatrice jette sur lui un regard plein de ressentiment, mais aussi d’incompréhension.
« Je suis désolé pour hier soir, j’y ai repensé toute la nuit, je m’en veux de ce que je vous ai dit. »

Il a l’air vraiment désolé, et ajoute tenir à s’expliquer. Il invite Béatrice à entrer chez lui. Il ouvre la porte de son appartement et fait entrer Béatrice, la suit et referme la porte.



Séquence 12 : Intérieur – jour – Appartement du voisin

L’appartement est de forme semblable à celui de Béatrice, et plus lumineux, recevant la lumière directe du soleil levant. Les murs sont aussi de couleur blanche, mais portent plus de décoration, des tableaux, des photographies, et, face à la fenêtre, un grand portrait de femme. Le voisin invite Béatrice à prendre une chaise et ils s’installent à la table, il prépare deux cafés et les pose sur la table. Les deux enfants sortent d’une chambre attenante, manteau et sacs sur le dos, ils disent au revoir à leur père et s’en vont à l’école.

« - Je m’appelle Fernand. J’ai été marié au début des années quarante à une femme que j’aimais beaucoup. C’est elle qui est sur ce portrait. Je l’ai perdue pendant la guerre, la Gestapo l’a emmenée, pour un motif que je n’ai jamais su. Ils l’ont emmenée et je ne l’aie jamais revue, je n’ai plus jamais entendu parler d’elle. Après la guerre j’ai fait des recherches, pour essayer de la retrouver d’abord, puis, je me suis peu à peu rendu compte qu’il n’y avait aucune chance de la retrouver vivante. Depuis, j’ai vécu seul avec mes deux enfants. Et je dois reconnaître qu’il m’est arrivé parfois par colère, de confondre les nazis et les Allemands, le peuple allemand.

Spontanément, Béatrice demande :

- Mais pourquoi avez-vous perdu espoir de la retrouver vivante ?

- Mais où avez-vous vécu pendant la guerre ? On ne savait donc rien en Allemagne ? J’ai tout rassemblé, tout ce que j’ai pu apprendre, dans un dossier, je vous l’apporte…
Il se lève et va dans une pièce voisine d’où il ressort avec un paquet de feuilles ficelées.

- Tenez, voici tous ce que j’ai pu rassembler pendant les dix ans qui ont suivi cette guerre.

Il donne le dossier à Béatrice, qui le prend en main et délie la ficelle. (Plusieurs voix off lisent les témoignages accompagnant les photographies.) Béatrice est alors plongée dans des témoignages de déportés, racontant la vie dans les camps, la mort qui rôde, les souvenirs qui disparaissent sous les coups répétés des tortionnaires sans scrupule. Elle est visiblement choquée par ce qu’elle apprend.

Fernand, lui tend une photographie représentant sa femme l’enserrant dans ses bras, elle tendre, et lui la mine fière. Le parallèle avec la photographie de Béatrice et son mari est frappant. Elle regarde la photo pendant quelques instants puis se lève brusquement, elle court en dehors de l’appartement, laissant Fernand derrière.



Séquence 13 : Intérieur – jour – Appartement de Béatrice

Béatrice rentre chez elle en courant, elle est pâle, elle prend la photo la représentant avec son mari et la regarde intensément. Puis elle attrape aussi la croix gammée en fer blanc et jette le tout par terre, la plaque de verre qui protégeait la photographie vole en éclat dans un terrible fracas. Béatrice se laisse glisser contre le mur, une larme coule sur sa joue, elle regarde la photo sur le sol, au milieu du verre brisé. Puis elle ferme les yeux.

Fondu au noir.



Séquence 14 : Extérieur – jour – Port d’embarquement de voyageurs

Béatrice embarque sur un navire de croisière. Il s’écrit sur l’écran comme sur une lettre :

« Le 19 septembre 1955, je quitte la France pour un pays qui n’a pas entendu parler de cette guerre, où les gens n’en ont pas souffert, où personne ne s’est bercé d’illusions, en se fermant à la réalité pour un souvenir heureux, mais irrémédiablement passé. Je pars, je change de vie. Merci Fernand. »


MB
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