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La boucle

L’appartement de Béatrice Merkel est parfaitement rangé. On distingue son goût pour le moderne, qui est légèrement mélangé au baroque. A regarder de plus près, on remarque de nombreux post-it collés sur le mur, ou bien sur les objets dont se sert quotidiennement Béatrice.
Sur le grille-pain se trouve un post-it indiquant qu’elle doit racheter du café ; sur le bar un autre post-it lui rappelle d’envoyer la lettre pour ses parents en Allemagne ou encore celui collé sur son ordinateur portable, qui siège sur son canapé, et qui lui ordonne d’aller vérifier si elle a des réponses sur son article qui a pour titre « Arrêtez vos clichés sur les gens de droite ! » qu’elle a posté précédemment, sur un forum de discussion assez connu.

Il y a encore plus précis comme post-it, ce que Béatrice appelle « la liste du matin » où l’on retrouve une liste de choses à faire tous les matins, de la même façon, et surtout à la même heure : 6h45 mettre tartines dans grille-pain ; 6h47 : servir café ; 6h50 : reprendre café ; 6h55 : débarrasser table ; 7h00 : douche ; 7h09 : sortir de douche ; 7h14 : se maquiller ; 7h18 : allumer portable ; 7h19 : vérifier que tout est dans sac ; 7h20 : descendre poubelle en sortant.

L’horloge dans la cuisine indique 6h40, lorsque l’on entend le réveil de Béatrice sonner. Moins d’une minute plus tard, Béatrice sort de sa chambre et pour quelqu’un qui vient de se réveiller, elle est plutôt belle. Elle n’a pas l’air fatiguée, et semble de bonne humeur, car elle s’étire en souriant calmement.

Elle ouvre ses volets, et regarde par la fenêtre. Il pleut. Elle se dirige vers la cuisine, calmement, et tout en vérifiant ses nombreux post-it, elle se prépare à manger, et met deux tartines dans le grille pain. Après avoir pris, puis repris du café, elle débarrasse la table. Elle se rend dans sa salle de bain, qu’elle quitte dix-sept minutes plus tard, après s’être vêtue de son tailleur noir habituel pour aller travailler. Le sourire aux lèvres, elle consulte « sa liste du matin » et son sourire s’élargit lorsqu’elle compare avec sa montre et qu’elle s’aperçoit qu’elle a une minute d’avance sur son timing.

Elle continue donc, soigneusement, à suivre les tâches à accomplir, en se dirigeant vers sa table basse blanche afin de vérifier qu’il y a tout d’important à l’intérieur de son sac noir, assorti à son tailleur. D’un coup, son visage change d’humeur et s’assombrit. Elle voit qu’il y a un post-it dans son sac, sur lequel est écrit : « URGENT : envoyer l’e-mail à Guy ». Elle laisse sortir une injure de sa bouche, maquillée d’un rouge pâle, puis se jette sur son ordinateur portable, juste à côté d’elle pour écrire le mail. A son grand mécontentement, l’ordinateur a du mal à fonctionner correctement, et de nombreux messages s’inscrivent sans cesse, signalant une erreur technique. Béatrice commence à s’énerver, et ses doigts commencent à trembler, au point qu’elle se ralentit elle-même, en faisant des fautes de frappe.

Après quelques minutes, et lorsqu’elle a fini d’écrire cet e-mail, Béatrice consulte sa montre, et pousse un cri d’horreur en s’apercevant qu’il est déjà sept heures vingt-sept, et que par conséquent, elle a sept minutes de retard sur son timing habituel. Béatrice se dépêche d’éteindre son ordinateur, et se précipite sur la porte d’entrée, sans descendre la poubelle qui la retarderait encore plus. Elle descend les escaliers de son immeuble en courant, et manque à plusieurs reprises de tomber. Quand elle sort de son immeuble, il pleut, et comme elle n’a pas de parapluie sur elle, décide d’accélérer le pas. Enfin, après quelques minutes de marche rapide, et trempée de la tête aux pieds, elle arrive à la station des Gobelins.

Quand elle arrive sur le quai, avec le même pas vif qu’elle avait pendant qu’elle marchait dans la rue, elle voit le métro qu’elle prend d’habitude à cette heure-ci, fermer ses portes et partir devant elle, vers la station de métro suivante. Elle regarde sa montre, et râle. Le prochain métro arrive dans cinq minutes. Béatrice décide de s’asseoir sur un siège se trouvant près d’elle, et sa jambe droite se met à bouger de façon nerveuse. Elle essaie de se détendre, inspire une grande bouffée d’air et regarde les gens autour d’elle.

Un groupe d’adolescents arrive, certains rigolent fort, tandis que d’autres, silencieux, écoutent de la musique dans leur casque. La musique est tellement forte, qu’on entend que c’est une chanson de rap français et qu’elle arrive à parvenir jusqu’à l’oreille de Béatrice qui laisse apparaître sur son visage un signe de dégoût pour ce style musical. Sur sa droite, il y a deux femmes, plus jeunes que Béatrice, qui sont habillées en tailleur, comme elle. La seule différence flagrante que l’on peut faire, entre ces deux femmes et Béatrice, est que contrairement à elles, Béatrice est anxieuse et tapote toujours machinalement son pied droit contre le sol. Béatrice, qui s’impatiente, regarde sa montre et celle-ci lui indique qu’il lui reste encore quatre minutes avant qu’elle ne soit assise dans le métro. Elle continue, pour tuer le temps, d’observer les gens, et comme elle a déjà regardé ceux qui se trouvaient de chaque côté d’elle, elle contemple ceux sur le quai d’en face.

Son regard se pose sur la personne qui se trouve juste en face d’elle. C’est un homme. Il est grand, brun, et comme Béatrice, il a tout l’air de s’impatienter. Il se lève, fais quelques pas rapides le long du quai, en passant les mains dans ses cheveux. Il retourne s’asseoir, et parle tout seul, silencieusement. Béatrice lui lance un petit sourire de compassion, alors qu’il ne la regarde même pas.

A ce moment-là, Béatrice entend un bruit de métro qui devient de plus en plus fort. C’est le métro d’en face qui arrive, et l’affichage qui indique le temps restant pour le prochain métro indique qu’il reste seulement une minute à Béatrice pour s’impatienter. Une petite minute. Elle regarde les gens en face d’elle, qui se lèvent pour s’apprêter à monter dans le métro. Une fois de plus son regard s’arrête sur l’homme brun, qui à l’air encore plus inquiet que quelques minutes auparavant, ce qui intrigue Béatrice, qui fronce les sourcils. Il respire fort, et très vite, comme s'il venait de courir et qu’il était très essoufflé. Le métro est maintenant visible, et commence à ralentir, tandis que l’homme, toujours nerveux, prend une grande inspiration, ferme les yeux, court vers la bordure de quai. Il ne s’arrête pas, toujours les yeux clos, il court et saute. Les gens autour crient tous, et mettent les mains sur leur visage. Ils sont choqués, ne peuvent plus se calmer. Ils crient. Ils ne s’arrêtent pas. Béatrice, elle, a le visage figé et les yeux vides. Elle ne peut bouger.


Béatrice est dans son lit, a les yeux ouverts, et est en sueur. Elle ne bouge pas et ses yeux sont fixes, et vides. Après un court moment, elle cligne des yeux, et revient à elle en se redressant dans son lit. Son réveil, qui indique 4h17 n’est pas programmé pour sonner le matin. Béatrice, allume sa lampe de chevet, et pleure doucement. Après une dizaine de minutes à se remettre émotionnellement, Béatrice sort de sa chambre, les yeux rouges, cernés et gonflés, et se dirige vers sa salle de bain, en titubant. Devant son miroir, elle manque de pleurer quand elle voit l’état de son visage et le passe sous l’eau du lavabo. Elle s’essuie le visage et prend deux comprimés, posés sur l’étagère au dessus du lavabo. Lentement, elle retourne dans sa chambre et met un CD dans sa chaîne. Elle s’allonge sur son lit, en écoutant la musique qu’elle vient de mettre, qui est allemande. Afin de se calmer, elle essaie de chanter doucement, mais n’y parvient pas et tend la main pour prendre, sur sa table de nuit, une autre sorte de médicament, qu’elle avale machinalement.


Il est sept heures trente-deux, et Béatrice se lève. Elle n’a sans doute pas dormi depuis tout à l’heure, vu ses yeux toujours aussi cernés et son visage pâle. Elle passe devant les volets, sans les ouvrir et ne s’étire pas. Elle marche le dos cambré et lentement. Sans vérifier ses post-it, elle mange mécaniquement, et beaucoup moins que d’habitude. Elle regarde, sur sa table basse la pile de courrier qu’elle a reçus depuis plusieurs semaines et qu’elle n’a toujours pas ouverts, ainsi que les vingtaines de prospectus publicitaires qui prennent la poussière. Un post-it près du téléphone lui rappelle qu’elle doit prendre rendez-vous chez le médecin, et, tout en le regardant, Béatrice soupire.

Dans l’après midi, Béatrice se trouve dans la salle d’attente de son médecin traitant et est dans un état de stress. Elle a le visage aussi pâle que le matin et est habillée de manière décontractée (jogging), on voit donc sur elle, un laisser-aller. A côté d’elle est assise une jeune femme, qui lit une revue datant de trois ans plus tôt, et tandis qu’elle tourne les pages sereinement, elle sourit. Béatrice ne peut s’empêcher de la regarder discrètement, du coin de l’œil. La porte d’entrée s’ouvre et Béatrice voit apparaître un homme, qu’elle reconnaît tout de suite, et qui entre dans la salle d’attente. Elle passe la tête dans ses mains et manque une fois de plus de verser quelques larmes. Elle agite son pied nerveusement et suscite l’étonnement de la jeune femme à côté d’elle. Peu de temps après, la porte du cabinet s’ouvre, et dès que le docteur demande madame Merkel, Béatrice se précipite presque, dans le cabinet de son docteur. Elle s’assoit, mal à l’aise, et surtout fatiguée et annonce au médecin qu’elle ne va pas mieux malgré les médicaments qu’il lui a prescrits. Elle ajoute qu’elle souffre mentalement, et que son moral empiète sur son état physique, et que cerise sur le gâteau, elle vient de se retrouver face à face avec l’homme en attendant sa consultation. Son médecin l’écoute jusqu’au bout, sans l’interrompre et sans la prendre pour une folle. Quand elle ne parle plus, il annonce qu’il lui prescrit d’autres médicaments, plus forts, qui lui serviront d’antidépresseurs en lui assurant que ses visions de l’homme disparaîtront petit à petit et il lui certifie qu’elle ira mieux de jours en jours. A son visage, on peut voir qu’elle a du mal à croire à ses paroles, mais ne trouve pas la force de lui répondre, et hoche la tête. Son médecin ajoute : « Evidemment, je vous prescris un arrêt de travail supplémentaire de quinze jours… » et Béatrice lui répond qu’en effet, elle n’est pas prête du tout à retourner passer les journées entières à la banque.

Quand son médecin la raccompagne à la porte, elle ajoute : « Vous savez, je pense que tout est ma faute… Je n’aurais jamais rien vécu de tout ça, si ce jour-là, j’étais arrivée à l’heure et avais pris mon métro, comme tous les jours auparavant… Je serais arrivée à l’heure à la banque… J’aurais fait mon travail, puis… Je serais rentrée chez moi, le sourire aux lèvres, je réussirais à dormir la nuit et vivre normalement la journée… »


C’est le matin et Béatrice se lève, à six heures quarante. On la voit qui sort de sa chambre avec un teint parfait. Alors qu’elle vérifie les nombreux post-it, positionnés de telle sorte qu’elle les voit tous, elle met des tartines à griller. Pour quelqu’un qui vient de se réveiller, Béatrice Merkel est plutôt belle. Quand elle s’est resservi une tasse du café, elle débarrasse en comparant avec sa montre son timing habituel. A sept heures vingt, fière d’elle d’être dans les temps, elle quitte son appartement en descendant la poubelle. Le jour se lève dehors, le ciel a une jolie couleur et est agréable à regarder, et le soleil commence à faire son apparition. Les gens que croise Béatrice dans la rue affichent un large sourire, et Béatrice aussi. Béatrice arrive dans la station Gobelins et va directement s’asseoir sur un siège, comme habituellement. L’affichage indique que son métro arrivera dans deux minutes, et Béatrice est satisfaite. Elle est calme, détendue et regarde tout autour d’elle. Il y a de nombreux adolescents, qui prennent le métro pour aller en cours, ou encore des adultes tels Béatrice, qui se rendent au travail et qui sont calmes et joyeux, comme Béatrice. Le regard de Béatrice s’attarde sur un homme du quai d’en face. En effet, c’est un bel homme, plutôt grand, et brun et Béatrice le regarde avec insistance, elle semble le reconnaître. Tout d’un coup, elle entend son métro qui arrive. Le bruit devient de plus en plus fort et elle est de plus en plus sereine. Tandis que son métro se rapproche, Béatrice se lève, confiante et quand elle voit apparaître la machine, elle ferme les yeux et court. Un bruit sourd se dégage de la rencontre corps/machine et tandis que tous les gens autour, crient affolés, une personne ne bouge pas. Une seule : l’homme sur son siège.


MB
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