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Le mur

Et là, tout me revient : ma vie d’adulte, le moment où, décidée à être, je suis véritablement née, ce que j’ai toujours su du mur et ce que j’ai voulu oublier, tous mes gestes manqués, mes grandes lâchetés, mes petits instants pétris de courage aussi, toutes mes fausses dérobades.

Je n’aurais jamais du penser que c’était un obstacle franchissable. Jamais.

Personne n’avait jamais bien compris l’utilité de ce mur, du moins pas de ce côté du rempart. Comme tous les autres, il m’avait laissée perplexe pendant de nombreuses années. Enfant, je venais le contempler pendant des heures. A force de le fixer, je ne le voyais plus vraiment et, s’il était encore visible, il me semblait n’être qu’un mirage. L’on n’avait jamais su m’expliquer pourquoi il était là. Aux yeux de tous, il avait toujours fait partie du paysage. Immense ruban de béton scindant le monde en deux. Et si, petit, l’on s’étonnait de la présence de cette muraille haute et massive plantée ici on ne sait pourquoi, on ne sait comment, petit à petit, l’on s’habituait à elle. C’était un élément de Paris, pas plus choquant qu’un arbre ou qu’un pont finalement. Chaque année, une expédition était lancée dans le but de découvrir ce qu’il y avait derrière. Chaque année, l’expédition échouait. Les courageux qui tentaient de passer de l’autre côté mouraient sous les coups des mitraillettes. Le mur était gardé, les autres ne voulaient pas de nous, nous qui tentions de faire un pas vers eux. Je ne sais pas vraiment depuis quand on essayait, cela semblait être une coutume aussi vieille que ce mur, comme un espoir couvert de poussière, quelque chose qui se passe de génération en génération, et ce depuis toujours.

Je n’avais jamais compris que l’on s’acharne comme ça, ils ne voulaient pas de nous alors pourquoi continuer après tout. J’avais décidé de faire ma vie à côté, sans m’en soucier, c’était un mur et puis c’est tout, il suffisait de l’assimiler, l’on vivait bien plus sainement avec cette idée en tête. Peu de temps après mes études, j’avais décroché l’emploi de conseillère clientèle dans un banque, peu de temps après avoir trouvé du travail, j’avais trouvé un amant, dans l’amant, j’avais trouvé un mari. Nous nous étions rencontrés grâce à un ami en commun lors d’une petite sauterie, au fil de la soirée, nous avions sympathisé pour finalement échanger nos numéros. Nous buvions souvent des cafés ensemble dans le troquet La Nouvelle Gare. Clément. On eut dit l’homme parfait, tout en politesse, en gentillesse et en respect. Il ouvrait la porte aux dames et portait mes parapluies, il m’avançait ma chaise et s’inquiétait pour les courants d’air. Nous nous sommes mariés deux ans après notre rencontre. Nous vivions bien, un gentil couple, un joli appartement dans Paris, parfois on sortait voir un film le dimanche. C’était un train de vie plutôt agréable, quelque peu simple, soit, mais agréable tout de même, au début tout du moins.

Passé trente-cinq ans, j’ai ressenti un sérieux manque qui me prenait aux tripes, je voulais être mère, je voulais donner la vie à mon tour. Mais Clément ne voulait pas d’enfant, lui, je lui avais bien demandé un soir, il m’avait gentiment répondu « Non, Béatrice, sois raisonnable un peu. » pour finalement débarrasser son couvert et se poster devant la télévision. Il s’était trop habitué à son petit train-train métro-boulot-dodo pour changer, je crois. Nous ne faisions même plus l’amour. J’ai essayé de le convaincre de toutes les manières. Toutes mes tentatives se sont heurtées à son égoïsme et à son absence de sensibilité. Alors nous nous sommes renfermés sur nous-mêmes, chacun de notre côté. Tous deux n’aimions pas faire des vagues alors nous vivions ensemble pour ne pas faire jaser, nous cohabitions sans même échanger un mot. Nous nous embrassions en public plus pour les autres que pour nous-mêmes, il arrivait même qu’il me mette la main aux fesses avec un sourire malicieux, j’aurais presque pu déceler du désir dans ses yeux, un peu de passion. C’était un bon comédien. A la maison, c’était différent. Il rentrait un peu après moi, mettait ses pantoufles, lisait son journal, attendait dix-neuf heures pour manger. A vingt heures, il regardait la télévision et quand le journal de vingt heures était fini, il allait se coucher. Et nous ne parlions pas, jamais. Les jours passaient, semblables les uns aux autres, et l’ennui, l’ennui, récurrent, tellement récurrent...

Enfin, l’on peut dire que la relation insipide que j’avais avec lui m’aura au moins servi à m’ouvrir les yeux sur la vie que je ne voulais pas mener. Et j’étais en train de vivre ce que je ne voulais pas vivre. A dire vrai, je m’étais précipitée, c’était le premier homme à s’intéresser à moi et je m’étais jetée sur lui. Ma vie était d’une fadeur, vraiment. Cela faisait près de vingt-cinq ans que je faisais le même métier et ma vie de couple était un véritable champ de ruine. Je ne parle pas de ma vie sociale puisque je n’en avais pas, Clément étant casanier. J’ai finalement demandé le divorce. J’ai profité de cet événement, il est devenu l’élément déclencheur de tout le reste. Non seulement, j’ai quitté mon mari mais aussi mon travail et notre appartement, jouxtant la place d’Italie, à Paris. J’avais décidé de tourner la page sur cette longue période qui ne m’avait apporté que de la lassitude et des regrets.

En vérité, mon départ était un peu précipité. Ca, je ne m’en suis rendue compte que lorsque je fus en bas de chez moi, en tête-à-tête avec ma petite valise, en me demandant où j’allais aller. Je regardai le répertoire de mon portable avec l’espoir imbécile d’y trouver un prénom, un numéro, quelqu’un qui serait susceptible de m’héberger sans me poser de questions, sans rien me reprocher. Seulement dans mon répertoire, il n’y avait que trois numéros, le numéro de portable de Clément, le numéro de son bureau et celui de mes parents. Humiliée par l’inconsistance de cette liste, si encore on peut appeler cela une liste, je jetai mon portable sur le trottoir. Il éclata en morceaux. Moi, en sanglots. J’étais incapable de sortir de chez moi en fait. Alors c’était ça ce dont j’avais toujours rêvé ? C’était errer, les yeux rougis par les larmes, une valise à la main ? Et les regards gênés des passants qui évitent de croiser vos yeux. J’avais pris l’avenue de Choisy, et je longeai la route, je voulais voir la Seine, cela faisait longtemps que je n’avais pas vu la Seine.

Je marchai avec ma petite valise, mes cheveux, bruns et rêches, étaient en bataille à cause du vent, je portais un jean brut droit et un pull col roulé noir. Mes escarpins grinçaient, enfin ma chaussure gauche surtout, c’était agaçant. Je m’arrêtai entre l’avenue de Verdun et le boulevard Stalingrad pour mettre mes Addidas, celles que Clément m’avait offertes pour Noël trouvant que je n’étais pas assez active. Lorsque j’enfilai ma basket gauche, je vis le mur sur ma droite et, comme je l’avais fait, enfant, je me suis approchée, hésitante. Je m’arrêtai à trente centimètres de lui. Je restai là, debout, face à ce monstre en béton, avec l’étrange sentiment que tous mes doutes et mes appréhensions disparaissent à mesure que je m’approchais. J’effleurai le mur du bout des doigts, puis je posai ma paume contre sa surface froide et rugueuse. L’on avait raconté tellement d’histoires à propos de lui qu’il semblait impossible qu’il ne soit qu’un mur. On l’avait sanctuarisé, il était hors de question d’y toucher, d’ailleurs, il n’y avait pas un seul graffiti dessus. C’était un simple mur vierge. Je m’y adossai. Et moi, qu’allais-je faire maintenant, sans mari, sans travail, sans maison ? Où allais-je aller ? J’avais été bête, j’aurais du réfléchir, je savais très bien que pour trouver un logement, il fallait du travail et que pour trouver du travail, il fallait d’abord un logement. Pendant longtemps je restai là, plongée dans mes pensées. Puis je me relevai, décidée, décidée à m’offrir une nouvelle vie.

Je m’étais dit que j’allais suivre le mur, je ne sais pas vraiment d’où m’était venue l’idée, ce devait être la simple force qu’il me donnait qui me poussa à songer à cela. Alors je me suis mise en marche. J’errai sans but, au moins j’avais encore assez de volonté pour errer. Je ne quittais le mur que pour m’acheter à manger, un peu d’eau parfois, et des cigarettes. C’était une étrange addiction que celle-ci, je ne me sentais en sécurité qu’auprès de lui, et pourtant, si jamais quelqu’un m’avait vue, il m’aurait automatiquement dénoncée à la police pour comportement louche. C’était ça aussi, le Mur : se méfier. La solitude me rendait folle.

Un jour, au détour d’une maison, je vis une faille dans le mur. Je ne sais pas combien de kilomètres j’avais parcourus, mais je savais que cela faisait longtemps que j’étais partie de Paris, je n’aurais même pas su dire où j’étais. En tout cas, l’ayant longé depuis tout ce temps, je peux dire que jamais il n’y avait eu une fissure aussi grosse. Parfois, il y avait quelques éraflures, ou des petits trous mais rien de bien important. La fente était cachée par une vieille grange abandonnée. Enfin, une grande est un bien grand mot pour cette chose-là : en vérité, ce n’était que quatre murs et un toit. Intriguée et fatiguée de mon long périple, je décidai de m’y installer. Cela faisait plusieurs semaines, peut-être plusieurs mois, que je ne m’étais pas arrêtée, il était temps pour moi de m’accorder une pause.

J’arrangeais la grange, jour après jour, pour en faire un logis convenable. Je passais la plupart de mon temps près de la fente comme s’il allait se passer quelque chose. Je restais parfois même jusque tard dans la nuit mais rien. L’ennui commençait à poindre. J’avais décidé de rester encore un jour, le temps de ranger le peu d’affaires que j’avais et puis de repartir à la conquête de je ne sais quoi. La vérité, c’est que vagabonder comme ça ne me semblait plus aussi follement attrayant que par le passé. Au début, j’étais pleine d’entrain, heureuse de mener ma vie sans compter sur les autres, sans compter pour les autres, sans avoir à justifier chacun de mes gestes. Mais là, face à cette faille, je sentais que ma vie m’échappait. Ca n’était pas la même situation qu’avec Clément, soit, mais ça n’était pas non plus ce que je voulais vivre. Je ne savais pas vraiment ce que je voulais et ça, par contre, je le savais. Je savais que je ne savais pas. Je m’assis près de la faille, une dernière fois, comme un adieu. Je la regardai pendant des heures.

Un bruit me réveilla. Je me mis au garde-à-vous, attentive. Ce devait être une hallucination. Ce ne pouvait être qu’une hallucination. Des feuilles qui craquent. Ce n’était pas une hallucination. Ce devait être un animal. Ce n’était qu’un animal. Une respiration bruyante suivie d’un juron étouffé. Ce n’était donc pas un animal. Et moi, je ne savais pas quoi dire, devais-je faire du bruit, devais-je parler ou attendre que la personne de l’autre côté parte. Je toussai. C’était la chose qui me semblait la moins effrayante d’un point de vue externe. L’autre toussa à son tour. Je souris, bêtement. C’était comme ça que je voulais que mes histoires commencent, sans doute avais-je trop lu d’histoires à l’eau de rose. J’avais dit « Béatrice ». Il avait répondu « Benoît » et puis il était reparti. Il aurait pu dire quelque chose tout de même. J’étais restée un peu après son départ, espérant qu’il reviendrait et puis j’étais rentrée dans la grange. Un mélange de sentiments inexprimables m’animait, je n’aurais pas su les définir, c’étaient les sentiments propres aux rencontres, aux belles rencontres, à celles dont on souhaite qu’elles aient une suite. Le lendemain, je revins, lui non. Le surlendemain, je fis de même, et toujours pas de Benoît. Je désespérais : j’avais enfin trouvé ce que j’avais cherché pendant tout ce temps, il ne fallait pas que cela m’échappe. Vraiment pas. Je devais l’apprivoiser. Et j’essayais de me remémorer sa voix, voix que j’avais déjà oubliée. La vieillesse naissante trouait ma mémoire.

Il s’agissait juste d’aborder une nouvelle façon de penser, une nouvelle façon de voir les choses. Il s’agissait juste de grandir, de trouver quelque chose - ou quelqu’un - qui lui ferait oublier sa vie passée. Elle l’avait trouvée d’elle-même, au coin de cette grange. Et aujourd’hui, recroquevillée à côté de la faille, elle réfléchissait, un sourire aux lèvres. Un de ces sourires tellement révélateur car tellement sincère ; un sourire qui espérait. Un peu d’espoir, celui de sa propre reconstruction. Il fallait simplement que du haut de toutes ces années, elle renaisse. Simplement. Elle était déjà une autre. Un peu plus heureuse qu’avant. Un peu moins malheureuse, tout du moins. Sa faille personnelle cicatrisait, et Béatrice grattait celle du Mur, comme si c’était l’unique source de sa propre guérison. Elle confondait encore la faille et ce qu’il y avait derrière. Elle ne réalisait pas encore. Cela viendrait. Et elle grattait, confiante. Une enfant qui chercherait un trésor enfoui profondément. Une simple enfant.

SC
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