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Les fruits de la solitude

Même si les gens continuaient à s'agiter dehors, sur la place d’Italie, et si le tumulte d'une ville Monde comme Paris ne cessait pas, Béatrice s'enlisait peu à peu dans son fauteuil, devant son téléviseur. La position fœtale qu'elle adoptait, laquelle retirait à sa silhouette une certaine consistance, était loin de mettre en valeur la belle femme longiligne qu'elle était. C'était un dimanche soir, il était vingt-deux heures, elle avait fait le tour du peu d'activités que lui offrait l'espace restreint de son appartement. Il ne lui restait plus d'autre alternative que celle d'attendre, somnolente, que le téléphone sonne et l'extirpe de sa torpeur.

Un coup de fil que cette femme orgueilleuse espérait secrètement. Les charges émotionnelles dont elle avait souffert toute la journée lui avaient retiré toute sa vitalité et son hystérie maladive s'était peu à peu atténuée pour finalement céder à l'engourdissement de ses fonctions motrices. En proie aux tourments de sa conscience, elle avait finalement accepté son destin, destin qui s'annonçait inéluctablement tragique. Elle attendrait seule, passive et résignée que celui-ci se manifeste et vienne à sa rencontre. Elle sursauta. Celui-ci frappait subitement à sa porte.

Béatrice habitait le charmant quartier de la Butte aux Cailles. Elle se levait tous les matins, de bonne heure, pour se rendre à son travail, souvent réveillée par l'énorme vrombissement que produisait Paris. Son domicile avait cet avantage que la banque dans laquelle elle travaillait, en tant que conseillère clientèle, était à trois cents mètres de celui-ci qui était rue Buot, ce qui évitait ainsi à Béatrice de prendre en charge un véhicule qu'elle aurait été incapable d'entretenir. Comme elle vivait seule, les moyens financiers limités dont elle disposait satisfaisaient pleinement sa nature ascétique. Elle s'autorisait, cependant, des petits plaisirs à la hauteur de sa trésorerie, et, chaque matin, avant d'aller au travail, elle prenait place sur la terrasse du "Temps des cerises" et savourait, accompagnée d'un périodique, un chocolat chaud agrémenté d'une épaisse couche de chantilly que lui servait Claudine. Une femme aussi ronde que sympathique avec qui Béatrice s'était liée d'amitié à force de fréquenter ce bar-restaurant.

Elle n'allait jamais au cinéma, lisait très peu et se contentait des faits romancés rocambolesques qui lui étaient proposés dans "Paris match". Seuls vestiges de ses racines allemandes, elle adorait la choucroute et le poisson fumé. Elle s'émerveillait devant la dimension que prenait sa collection de vases chinois et en était très fière. Elle commençait d’ailleurs à se désespérer de ne pouvoir la montrer à personne. Évidemment, elle avait tenté de faire partager sa passion à son amie Claudine. Les onomatopées qu'elle émit sans grande conviction, face à la montagne de vases soigneusement disposés sur des étagères (du plus ancien au plus récent), confirmèrent Béatrice dans sa solitude. Elle aurait aimé que quelqu'un puisse considérer son trésor à sa juste valeur. Elle s'y était résignée.

Béatrice vivait en solitaire et appréciait jusque-là la liberté que lui procurait son indépendance. Elle n'était pas affectée par sa solitude apparente. Et bien que pouvant compter sur une poignée d'amis, elle n'avait jamais négligé la gente masculine : ses relations amoureuses avaient été nombreuses. Mais celles-ci demeuraient résolument factices et leur brièveté s'expliquait encore une fois par l'attachement de Béatrice à la solitude. Non pas qu'elle appréciât cette vie dont elle était la seule composante, seulement il en avait été toujours ainsi : depuis toute petite, elle avait dû vivre par ses propres moyens. Son enfance douloureuse en attestait.


Elle était née à Berlin et ses deux parents avaient été de fervents opposants à l'idéologie marxiste. Malgré la sévère répression qui frappait les opposants, ils multipliaient les actions clandestines visant à dénoncer la misère qui s'était répandue à travers le pays. Le 17 juin 1953, "ils rejoignirent" le soulèvement populaire qui prit forme dans les rues de Berlin, protestant contre les mesures édictées par le gouvernement de la RDA pour augmenter la productivité du travail. La réponse du gouvernement en réaction à leurs revendications fut sanglante. Le père et la mère de Béatrice y laissèrent la vie "tout comme" cent-cinquante-trois autres manifestants. Elle était alors âgée de cinq ans.

Les grand-parents, trop vieux pour prendre en charge une petite fille qu'il faudrait assister et accompagner jusqu'au terme de son épanouissement, prirent la décision de l'envoyer en France. On disait que la vie y était bien meilleure. La fillette atterrit dans un pensionnat à Paris où elle apprit le français, les mathématiques et les aléas de la vie. Sa langue maternelle freina son intégration parmi les autres fillettes.

Au moment de célébrer ses douze ans, ses rapports avec les autres filles dégénérèrent, exactement en même temps que la guerre froide menée entre les deux blocs - capitaliste et communiste - qui entrait dans son paroxysme. Les autres filles, tributaires des convictions politiques de leurs parents s'écartaient de plus en plus de Béatrice, de peur que celle-ci ne déteigne sur elles. Le temps accorda à Béatrice de longs moments de réflexion pendant lesquels elle s'octroyait une vision du monde qui n'admettait que ses propres vérités. Résolument déterminée à exister en marge d'un monde qui s'obstinait à la rejeter, elle n'avait de foi qu'en elle-même.

Elle vieillissait, pourtant, à cinquante ans, elle présentait encore les restes d'une jeunesse resplendissante. Néanmoins, elle commençait à ressentir les douleurs et les caprices que lui donnait un squelette de plus en plus grinçant. Célibataire, sans enfant, elle s'imaginait finir à l'hospice ou dans un asile avec comme seule attache une camarade de chambre sénile, complètement barrée, contre laquelle il faudrait se battre en permanence pour s'approprier la "zapette" et ainsi, écouler les derniers instants de son existence devant des programmes TV à peu près corrects...

Pour contrecarrer les plans d'un destin pathétique, elle avait fondé ses espoirs sur un homme avec qui elle avait lié une relation qu'elle jugeait viable sur le long terme. Cet homme relativement beau, démontrait un sens de l'humour assez fin et la passion qu'il entretenait pour son boulot lui valait une situation financière stable. Il lui avait certifié qu'il la rappellerait dans le courant du vendredi après-midi. Seulement son coté lunatique, attisé par son goût prononcé pour l'alcool, le rendait imprévisible et la précarité de cette situation avait rendu Béatrice particulièrement déprimée.


Ce dimanche soir, aux alentours de vingt-et-une heures elle s'alluma une cigarette. « Quelle vie de merde » s'invectiva-t-elle. Des hommes, pensa-t-elle, au cours de sa vie, elle en avait connus toute une ribambelle : elle s'était efforcé de faire varier les types et les formats de sorte que chaque expérience soit nouvelle et, dans une certaine mesure, enrichissante. Elle avait côtoyé et appris à aimer des géants et des nains, des blonds et des roux, des vieillards encore fonctionnels et des jeunes inexpérimentés, des caractériels et des sereins, des mous pleins de tendresse et des robustes approximatifs et même encore des chinois et des allemands... Et l'ensemble de ces hommes et leurs caractéristiques singulières avait été conquis et soumis aux fluctuations nerveuses de ses humeurs, à elle : Béatrice Merkel.

Jamais l'un d'entre eux ne se serait permis de la négliger pour un prétexte aussi futile qu'une bouteille de vin. Elle avait toujours pris soin dans le cadre de ses relations amoureuses d'occuper la place dominante. Sa satisfaction, elle la tirait du plaisir qu'elle avait d'attiser une certaine frustration chez ses amants, de les voir se languir d'elle. Elle s'extasiait qu'ils puissent exécuter ses propres directives. Elle était, dans une certaine mesure, sadique avec les hommes.


Anxieuse, elle commença à se palper consciencieusement le visage avec les extrémités de ses doigts. La belle figure aux yeux bleus auréolée d'une crinière blonde et bouclée dont la peau douce et fragile témoignant d'une tendance à l'opportunisme au travail s'était fanée et creusée avec le temps. Elle repensait à ce que lui martelait souvent son amie Justine : il fallait se ranger, s'établir quelque part, se faire aimer encore une dernière fois et mourir dignement... Elle y avait déjà eu le droit à son quart d'heure de gloire avec les hommes.


Le téléphone émit sa première sonnerie, alors que Béatrice se trouvait adossée contre la rambarde de son balcon. Bouleversée par les événements, elle tressaillit et manqua de basculer dans le vide. A la deuxième sonnerie, face à son vase chinois brisé qui traînait encore par terre, elle dut s'employer et solliciter toute sa souplesse pour esquiver les débris. La troisième sonnerie n'eut le temps de retentir qu'elle empoignait déjà le combiné et agressa son interlocuteur d'un « Allô » plein de rancœur.

« Béa !? »

Elle sentit le sol se dérober sous ses pieds : rien ni personne à qui se raccrocher. A travers cette voie rauque et caverneuse, elle put visualiser la tête de sa tante perdue dans un nuage de fumée. Des idées noires assiégèrent ses pensées.

« - Béa, tu es là ?

- Excuse-moi, le téléphone déconne un peu.

- Ce n'est pas grave. Cela me fait plaisir de t'entendre. Je suis désolée, je n'ai pas eu l'occasion de prendre de tes nouvelles ces derniers mois... Mon état s'est aggravé et je n'ai pas pu... Béa, tu es toujours là ?

- Oui, oui, je t'écoute simplement. Tu vas mieux ?

- Cette grosse brute placide qui me prenait en charge m'a séquestrée dans une de ces chambres d'hôpital pendant plus de deux mois... Mes repas variaient selon la couleur des "cachetons" qu'il me donnait et il n'était plus question pendant ce laps de temps, de s'en griller une ! J'ai cru que j'allais devenir folle. »

« A qui le dis-tu ?... » pensa Béatrice, le regard perdu dans le véritable chantier qui lui faisait office de salle de bain.

« - Mais je vais beaucoup mieux... Et j'ai pu regagner ma campagne et m'autoriser quelques gauloises à l'occasion ! Donc, ça va... Comment tu te portes, toi ? Tu prends ton traitement sérieusement ?

- Ne te fais aucun souci là-dessus, à défaut de pouvoir bientôt célébrer mon cinquante-et-unième anniversaire, j'aimerais qu'on parle de moi en évoquant la sagesse et la raison qui s'apparentent d'ordinaire aux gens de mon âge. Je suis désolée de constater que tu t'es empressée d'appeler pour savoir si j'avais ou non perdu la tête. Sache qu'elle est solidement fixée sur mes épaules. Je mène une vie tout à fait honorable, au regard des incidents que j'ai dû surmonter ! Je suis conseillère bancaire et je vais bientôt quitter l'appartement pourri dans lequel je suis actuellement. Et sais-tu qui va m'y aider ?! Un bel homme fortuné, qui se soucie moins de mes erreurs passées que de mon bien-être... Il est en ce moment même dans la salle de bain et se fera un plaisir de t'exposer nos perspectives communes... »

Ses nerfs fragilisés cédèrent sous le coup du mensonge, lequel lui laissait entrevoir l'incongruité de la situation. Suggérant ainsi sa propre dérision, elle regagnait la réalité et se déliait des utopiques perspectives auxquelles elle s'était naïvement accrochée. La frustration qui lui pesait depuis toutes ces heures, explosa en un rire jaune et nerveux.

« - Ecoute ! lui dit-elle une fois qu'elle eut repris son souffle. Je n'ai pas envie de discuter pour l'instant, je te rappellerai dans la semaine. »

Elle raccrocha. Son visage s'était éteint. Lasse de porter le fardeau d'une conscience aussi peu indulgente, elle se hissa douloureusement sur ses deux jambes. Puis elle se traîna, honteuse, jusqu'à la salle de bain pour constater par elle-même, dans une de ses glaces révélatrices, quelle femme cruelle et sans pitié elle était devenue.


La nuit étant tombée, l'obscurité ambiante freinait ses déplacements, à travers la pièce. Elle pressa l'interrupteur. Aussitôt, la lumière révéla la cruelle vérité que Béatrice, les yeux grands ouverts, ne parvenait pas à concevoir. Elle fut horrifiée par ce qu'elle vit. Comment avait-t-elle pu...?! Paniquée, elle se hâta de quitter la pièce. Elle s'aspergea la tête d'eau froide de longues minutes et retrouva progressivement son calme et le fil de ses pensées. Des réminiscences de son enfance lui vinrent à l'esprit, ce qui la réconforta. Elle avait le souvenir de sa mère, souriante, aux côtés de son père et d'elle-même.

Ils la regardaient avec un sourire chaleureux, sans jamais détourner les yeux. Sa mère venait l'accueillir tendrement entre ses deux bras et elle venait s'y blottir. Mais l’image trop imprécise de ses deux parents, qu'elle ne parvenait pas à visualiser, la frustra. Ce qui l'amena à repenser à sa conversation avec sa tante.

« Si elle croit que je vais m'apitoyer sur son sort ?! C'est le destin ma vieille. On meurt tous un jour. Tu n'as jamais été là quand j'avais besoin de soutien. Tu n'étais pas là lorsque je me suis retrouvée seule, petite fille, perdue, sans aucun repère. Tu n'étais pas là lorsque j'ai dû quitter mon pays, lorsque l'on m'a arrachée à mes amis, à mes racines, pour me retrouver plongée brutalement dans une culture qui m'était complètement étrangère. Tu n'étais pas là non plus, lorsque toutes ces filles au pensionnat, me battaient et m'assenaient des coups de poing, sous prétexte que j'étais, selon elles, "une sale communiste". Tu n'étais toujours pas là lorsque maman, dans sa détresse, suite à la mort de papa, s'est tuée ! Tu étais encore et toujours absente lorsque j'ai dû passer mes diplômes, trouver un toit pour dormir et un travail. Tu étais ma seule famille ! J'avais besoin d'aide ! Et maintenant que l’alcool t'a rongé la santé, tu voudrais que je l’excuse, que j’excuse ce pourquoi tu as préféré dissoudre tes responsabilités ?! Il n'a pas été pardonné non plus. Ce n'est que justice. »

Elle arborait un air satisfait. Elle se leva de sa chaise en osier, et récupéra une pelle, une brosse ainsi qu'une bassine, dans un placard sous l'évier. Elle commença par ramasser minutieusement, le vase chinois, morcelé, par terre. Elle remplit ensuite la bassine d'eau froide et versa le contenu sur son tapis, taché d'un épais liquide rougeâtre. Que sa veste en daim soit restée suspendue au portemanteau, situé près de l'entrée, l’interpella. « Il avait été ignoble ! ». Elle était restée sans nouvelle de lui, pendant plusieurs jours. Aux alentours de dix heurs du matin, sans prévenir, il s'était rendu chez elle.

L'ayant côtoyé pendant quelques temps, sa susceptibilité ne lui était pas étrangère. Il savait pertinemment qu'il lui faudrait faire preuve d'une grande habileté, pour qu'elle puisse accepter les vérités qu'il avait à lui dire. Il était important, à ses yeux, qu'elle comprenne que la confiance et la sincérité, il s'était efforcé de lui témoigner, tout au long de leur relation, l'obligeait, à présent, à lui révéler certaines choses douloureuses.

A vingt-deux heures, la porte se mit à trembler. Instinctivement, Béatrice se tourna vers la pièce qui renfermait son sombre secret. Elle savait ce qui l'attendait. Ils venaient la chercher.

Dans sa hâte, elle se rua sur le placard qui renfermait les pilules qui lui permettraient d'échapper à la réclusion à perpétuité, en trouvant le sommeil éternel. Elle attrapa plusieurs boîtes de médicaments et en avala le contenu. Son existence touchait presque à son terme. Elle ne put se résoudre à aller le voir, une dernière fois. Les vertiges commencèrent à se manifester et devinrent, au fil des secondes, de plus en plus violents. Ses jambes cédèrent les premières. Écroulée par terre, elle essaya vainement d’avancer, s’aidant de ses bras, en direction de la salle de bain. Le temps lui était compté, la porte allait céder d'un instant à l'autre. Il lui fallait absolument le voir, encore une dernière fois. Elle était maintenant au pied de la porte entrouverte, et elle pouvait distinguer l'odeur infâme qui s'en dégageait. Doucement, elle se sentit glisser sur la pente qui la mènerait dans l'oubli et le néant. Son cœur rongé par la haine s'arrêta de battre. La porte s'ouvrit dans un grand fracas. Les policiers, dans un sentiment d'impuissance, ne purent que constater, avec effroi, en voyant le corps sans vie, le décès de madame Merkel.

Bien que morte, il sembla à l'un des policiers qu'elle souriait. Une lueur sadique était restée figée sur son visage. Elle avait esquissé un sourire, lorsque pour la dernière fois, elle avait croisé le regard vide de son amant.

PG
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