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La boîte d'allumettes

« Voilà... C'est reparti... A nouveau cette grisaille... Ces gens... Ces parapluies noires, et en plus il fallait qu'il pleuve !... J'ai à peine vu passer les vacances. En y pensant j'ai pas fais grand chose. Il faut que j'applique au plus vite mes résolutions. »

Telle était la pensée exacte de Béatrice Merkel, quarante-cinq ans, qui comme bon nombre de ses congénères partait au travail sous un Paris gris et venteux, quoi de plus banal que de subir ce quotidien infernal. Elle souhaitait déjà être ce soir, le fameux lundi soir, un rendez-vous entre amis dans un restaurant choisi au hasard, une réunion gastronomique qui lui apportait son seul réconfort, elle, Béatrice Merkel qui avait tant voulu s'épanouir au sein d'une famille amoureuse. Mais ce rêve qu'elle nourrissait d'ambitions s'était brisé un soir d'octobre lorsqu'on son mari était descendu chercher des allumettes au bar tabac du coin. Depuis ce jour, elle avait déménagé pour quitter cette idée, ce spectre disparu un soir d'octobre, abandonnant son Berlin natal, foyer de sa jeunesse, là où elle avait grandi, fait ces études. Trente-cinq ans d'une vie, ça représente beaucoup. Elle y aurait sûrement terminé ses jours s'il n'était pas arrivé ce qui est arrivé... Aujourd'hui, elle vivait à Paris où une de ses amies berlinoises habitait, et ce depuis une dizaine d'années, en tant que conseillère clientèle dans une grande banque parisienne, dont les bureaux étouffants et la vue des bâtiments gris de la Défense lui étaient devenus insupportables.

« Je vais être à la bourre ! » Sept heures quarante... Concert de bruits sourds... Freins grinçants... Le métro venait d'arriver. Il ne lui restait plus que vingt minutes avant l'embauche, elle serait en retard, donc, et son patron allait encore lui faire la morale en lui sortant l'un de ses proverbes qu'elle détestait par dessus tout.

« Alors Mme Merkel ! On n'arrive pas à se lever ? L'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt ! ». Ce qui était plutôt démoralisant.

Pensant à cette idée, elle s'assit sur le premier siège libre, et parcourut du regard les occupants du wagon alors que le métro redémarrait. Il lui sembla que son cœur s'était arrêté un millième de seconde, suffisamment pour lui créer un frisson de l'ordre du raz-de-marée, parcourant son corps et la plongeant dans son passé allemand.

L'origine de cet émoi tenait en la personne qui était debout au fond du wagon, s'agrippant à l'une de ces fines lanières en plastique qui se balancent au rythme du rail et qui tenait entre ses lèvres un petit bout de bois... Elle revît soudainement l'homme qu'elle aimait auparavant et qui n'avait cessé d'exister pour elle.

« Alors, tu viens oui ou non ? » « Oui, oui j'arrive! ». Il était dix heures dans son souvenir. Ils avaient rendez-vous chez les parents de son mari. Elle prenait son temps. Non pas qu'elle ne les aimait pas, simplement un restaurant ou un cinéma lui aurait plu. Ils étaient en route pour rejoindre la maison située dans la périphérie de la ville. Une fois sur le chemin, elle voyait défiler par la vitre de l'auto un Berlin en reconstruction, marqué par les stigmates de la guerre froide qui avait vu séparer l'Est de l'Ouest par un honteux mur de briques. L'opération de rééquilibrage des deux parties avait commencé et les grues étaient venues côtoyer le ciel de la capitale. Toujours ce gris, celui du béton, du ciel... à croire que cette couleur l'avait toujours accompagnée. Le voyage touchait à sa fin. Ils enjambaient le pont de la rivière Glinieke, rendu célèbre par la guerre et son trafic d'espion. Au passage ils manquèrent d'avoir un accident avec une Fiat décolorée qui ne savait pas conduire. Encore quelques minutes et, ils seraient dans la cour des parents de Hantz... Quelques kilomètres et l'idée d'un restaurant en tête-à-tête serait réduite, par les obligations futiles, à l'état d'actes manqués.

Elle rouvrit les yeux. Ce souvenir lui était remonté des méandres de son cerveau. Elle, qui avait tant voulu l'oublier, celui en qui elle avait cru, s'était volatilisé sans elle, la laissant seule à son sort. Elle ne comprenait pas pourquoi cette vision d'eux en voiture s'était réveillée brusquement. Ce qu'elle savait néanmoins, c'était qui en était le déclencheur : l'homme à l'allumette. Il était vêtu d'un imperméable noir, journal sous le bras et chapeau sur la tête. Elle aurait voulu qu'il se tourne pour qu'elle puisse le regarder en face... Dans son esprit était né un espoir que cet homme puisse être Hantz.

Lui aussi était en retard, il se doutait pas qu'il y'avait derrière lui une femme qui se prénommait Béatrice et qui se remémorait tant de souvenirs à la vue de son allumette. Il était plongé dans ses idées, réfléchissant sur la journée qu'il allait passer. Les stations s'enchaînaient, il se sentait bercer par le défilement des grands panneaux bleus annonçant les noms des bouches de Métro... Ainsi Parmentier succédait à République pour rencontrer Italie... Une voix sonore annonça la fin de cette mélodie « SOLFERINO ». Bruits de pompes, pression, clic clac métalliques... Arrêt.

En voyant l'homme se diriger vers la sortie, Béatrice s'interrogeait quant à ce qu'elle devait faire. Plusieurs solutions se proposaient à elle, rester dans le métro et rejoindre son bureau, y recevoir les récits des ennuis fiscaux de ses clients ou bien partir, suivre cet inconnu et errer dans les rues de la capitale toute la journée. Elle se précipita vers la porte et descendit sur le quai. D'un mouvement de la tête, elle balaya la foule à la recherche du chapeau noir. Son cœur battait fort, l'adrénaline influait dans son sang, que faisait-elle ?... Ne pas aller travailler signifiait un salaire plus bas, déjà que la vie n'était pas facile et puis pour quelle raison ?... Mais cette pensée, au lieu de la décourager, lui donna l'envie de découvrir la ville lumière, de vivre une journée entière comme elle le souhaitait. Elle coupa la foule et se dirigea vers la sortie de la place de Kyoto. La lumière aveuglante du ciel lui fit baisser les yeux. Au bout de quelques instants, elle releva la tête. Il était devant elle, parlant avec un homme. Sûrement l'un de ses amis...

Il n'en fallait pas plus pour que Béatrice fasse le lien, elle connaissait cet homme si semblable à son ancien mari. Elle en était certaine maintenant, sous le ciel parisien la clé de cette ressemblance s'était révélée. Ce qui lui fit remonter dans les années 90, du temps de sa vie à Berlin. Plus particulièrement le jour où Hantz disparut...

Après le déjeuner chez ses beaux-parents, ils étaient partis se promener dans un parc de la ville. Cela n'arrivait presque jamais. Ils déambulaient dans les allées jonchées de feuilles mortes en plein mois d'octobre.

Hantz sortit de sa poche une boite d'allumettes pour en sortir une qu'il mit immédiatement entre ses lèvres. Son tic.

« - Cela va bientôt faire dix ans ensemble... dit Béatrice d'une voix douce.
- Oui je sais... On aura parcouru un bout de chemin ensemble, lui répondit Hantz.
- Et cela ne te réjouit pas plus que ça ? enchaîna-t-elle.
- Béa, je n'ai pas envie d'en parler, d'autres idées en tête... »

La conversation lui était revenue comme un boomerang, sous ses quinze ans de vie parisienne vivait encore le souvenir intact du temps passé avec Hantz. Elle repensa au dernier jour, celui de son départ. Et pourquoi cet homme dans le métro lui faisait penser à quelqu'un. Et cette boîte d'allumettes qui revenait incessamment... Cette petite boîte noire... En y repensant, elle ne les avait jamais vues dans le commerce.

Seule dans cette foule, en face d'un souvenir dont elle n'arrivait pas à remonter à la source, un sentiment de mal-être l'envahit. L'idée que l'homme qui se tenait devant elle pouvait être en rapport avec la disparition de son mari la rendait tétanisée. Ce fut comme un déclic au sein de ce brouhaha, elle se souvint...

Ils se baladaient dans le parc, son mari était un peu nerveux et parlait peu, ce qui n'était pas dans ses habitudes. Elle essaya d'en savoir plus quant à ce comportement mais il ne voulait rien dire. Le ciel se grisait peu à peu, éclipsant le pâle ciel bleu. L'heure était au retour. Dans la voiture, pas un mot, silence pesant. Béatrice essaya bien de le briser mais en vain. La radio passait Let it be des Beatles, ce qui donnait à la scène une atmosphère solennelle. Béatrice remarqua dans le rétroviseur cette vieille Fiat qui les suivait depuis la sortie du parc. Une fois arrivée, ils entrèrent dans la maison, stupeur. La maison avait été mise à sac. Tiroirs retournés, bureau renversé et canapé déchiré. Diverses feuilles jonchaient le sol et le couple eut du mal à réaliser l'ampleur des dégâts. Premier constat : rien n'avait été volé après un tour de la maison. A la fenêtre, Béatrice aperçut une nouvelle fois la Fiat dans la rue.

« - Dis-moi ce qui se passe Hantz ! La voix de Béatrice tremblait.

- Écoute, j'voulais pas te mettre dans ce bain, j'pensais que c'était fini, répondit-il.

- Les secrets ne sont plus de notre âge, notre relation ne tient pas assez pour que tu ne veuilles pas me parler ?... Dis-moi pourquoi es-tu si préoccupé ces derniers temps ? explosa Béatrice.

- Je ne voulais pas t'exposer, tu peux essayer de comprendre ?... Avant la chute du mur, je rendais quelques services à des petits trafiquants. Lorsque le mur est tombé, j'ai arrêté tout ça, et décidé de me reprendre en main. Mais voilà, depuis peu, j'ai été contacté par des anciens "collègues", j'ai refusé. La notion de refus dans le milieu n'est pas bien acceptée. Je suis devenu un paria et ils m'en veulent. »

Hantz venait de parler d'un ton calme. Béatrice n'en revenait pas, son mari, ex-trafiquant, c'était trop pour elle. Elle ne l'imaginait pas entraîné dans ces combines. Il remit une allumette à sa bouche.

« - Arrête avec ces allumettes!... jeta Béatrice.

- Je vois que cela te convient pas comme passé. Mais on n'est pas toujours maître de son destin et je te promets que si j'avais pu m'en passer, je l'aurais fait. Sauf qu'à cette époque, la vie n'était pas forcément rose, c'était pour nous.

- Peut-être... Mais maintenant on ne sera plus jamais en sécurité à Berlin, et je n'ai pas forcement envie de la quitter cette ville, mes amis sont là, ma famille est là, ma vie est là ! Béatrice s'effondra en larmes.

- J'en suis désolé, je suis le seul responsable. Je vais essayer d'arranger la situation... Hantz s'était rapproché d'elle.

- Ne raconte pas n'importe quoi... tu pourrais te faire tuer... lâcha-t-elle entre deux sanglots.

- Il y a d'autres solutions... dit Hantz en souriant. »

Béatrice s'efforça de mettre un peu d'ordre dans tout ce bazar. Ramassa les différents objets qui encombraient le salon. Elle monta à l'étage se passer de l'eau sur le visage pour rester lucide à tout ce qui lui était tombé dessus. Elle entendit la porte claquer. Après s'être essuyée, elle alla à la fenêtre pour savoir pourquoi Hantz était sorti. Il descendait la rue et se dirigeait vers le bureau de tabac. « Il ne peut vivre sans ces allumettes.... Remarque quitter Berlin nous ferait voyager...». Elle fut tirée de ses pensées par le rugissement d'une voiture. Elle aperçut la vieille Fiat du parc dévaler la rue, s'arrêter devant le bar-tabac et redémarrer en trombe. Elle ne revit plus jamais Hantz.


Cet homme à l'allumette devant elle, place Kyoto n'était qu'une illusion à son désespoir... Il était un simple inconnu que son esprit avait remodelé sous les traits de Hantz. Elle s'apprêtait à s'en aller lorsqu'il s'approcha près d'elle et lui demanda :

« Excusez-moi madame, vous n'auriez pas des allumettes ? »

LB
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