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Vie perdue quelque part au Texas

Mardi 25 avril. Sept heures trente. Le réveil sonne. Béatrice Merkel entend son mari se lever à ses côtés et éteindre l’appareil. Elle ferme les yeux et se rendort. Quand elle rouvre ceux-ci, le réveil affiche neuf heures quarante-cinq du matin. Elle se frotte les yeux, s’étire et se lève. Elle se dirige vers la salle de bain, prend une rapide douche et se prépare son petit-déjeuner.


Béatrice Merkel a quarante-six ans. Elle est mariée depuis plus de vingt-cinq ans à Frank Merkel, concessionnaire automobile. Ils ont un fils, Tom, vingt-trois ans et ils vivent dans la banlieue rangée d’une petite ville du Texas, Iowa Park.

Béatrice et Frank se sont connus à Berlin, d’où ils sont tous deux originaires, dans une école d’art. Ce fut le coup de foudre. Ils se marièrent par un beau jour de printemps. Puis, quelques mois plus tard, Frank laissa de côté ses rêves de créateur et entreprit des études de commerce. Ce fut à peu près la période où Béatrice tomba enceinte. Elle arrêta donc également ses études d’art et ne les reprit jamais.

Un jour, Frank, ayant terminé ses études se vit proposer une chance d’aller travailler aux Etats-Unis. Béatrice se montra très réticente face à cette idée, sa vie était à Berlin, leur fils était très jeune et ni elle ni son mari ne parlait un mot d’anglais. Son mari trouva les mots pour la convaincre et ils partirent donc tous trois dans la banlieue qu’ils ne quittèrent jamais. Frank était très enthousiaste, tout ce dont il avait toujours rêvé était devant ses yeux : une grande maison, tout à fait similaire à celles qui bornaient la rue si longue qu’il fallait marcher vingt minutes pour la parcourir, un garage, une allée et un carré de terre appelé jardin.


Plus les années passaient, plus Béatrice avait le mal du pays. Tom grandissait au milieu des basketteurs, des pom pom girls et des concours de beauté, dans cette rue qui était exactement la même que toutes les rues du quartier. Frank, lui, aimait sa nouvelle vie, il avait monté sa petite entreprise de voitures d’occasion, il avait pris quelques kilos, et s’était laissé pousser une moustache.

Durant des années, Béatrice avait tenté de trouver du travail. Dans les arts, en tant que professeur, elle voulait à tout prix casser sa routine journalière. Mais les années passèrent et cette ambition lui passa. Tom quitta la maison, et Béatrice se sentait de plus en plus seule. Elle n’avait aucune amie, elle n’aimait pas ses voisines, elle détestait leurs habituelles conversations sur les époux, les prochaines courses et le produit ménager en vogue à cette période. Elle finit par se résigner à cette vie. Elle se changeait les idées une fois par semaine, à son cours de yoga. Elle s’était habituée à préparer le dîner à dix-neuf heures précises chaque soir, à passer ses journées à faire les courses, le ménage, à regarder les photos de sa jeunesse, ses photos de mariage, où son sourire était encore étincelant. Elle aussi avait pris quelques kilos, et n’avait pas pris soin d’elle depuis bien longtemps. Depuis bien longtemps Frank ne l’invitait plus au restaurant, ou ne la réveillait plus en pleine nuit pour regarder les lumières de la ville, pour dessiner le panorama qu’ils avaient sous les yeux. Bien longtemps qu’ils n’avaient pas eu de dîner sans la télévision allumée, bien longtemps qu’ils n’avaient pas eu de conversation qui exclue les voitures et l’affaire du jour qu’avait f
aite Frank. Ce temps était révolu.

Nous sommes donc lundi 25 avril. Béatrice avait eu une terrible dispute avec Frank la veille. Elle était rentrée plus tard que d’habitude de son cours de son yoga et Frank était déjà à la maison et s’était mis en colère parce que le dîner n’était pas prêt et que sa femme n’était pas là pour l’accueillir. Elle ouvrit la porte d’entrée et entendit, venant de la cuisine :

« Où étais-tu ?

- J’étais à mon cours de yoga, tu le sais bien, nous sommes lundi.

- Et c’est à cette heure que tu rentres ?

- Il y a eu un accident sur la route, je suis restée coincée pendant un certain temps.

- Tu auras beau trouver une excuse, il est dix-neuf heures trente et rien n’est prêt.

- Je suis fatiguée, tu n’as qu’à te préparer quelque chose, moi je monte me coucher.

- Me préparer quelque chose ? Tu es en retard et en plus JE dois préparer le dîner ?!

- Il y a ce qu’il faut dans le réfrigérateur, et oui, depuis combien de temps n’as-tu pas fait cuire de pâtes ?!

- On croirait rêver, c’est ta seule occupation de la journée, et tu n’es pas capable de l’effectuer, moi je suis éreinté et tu ne t’en préoccupes pas le moins du monde !

- Ma seule occupation de la journée ?! Mais je range toute la journée, je fais les courses pour que tu puisses mettre les pieds sous la table tous les soirs ! Et ne me dis pas que tu es éreinté, éreinté de boire du café et d’arnaquer de pauvres gens ?

- Comment…

- Frank, cela fait vingt-deux ans que nous vivons ici, vingt-deux ans que je n’ai aucune vie sociale, aucun passe-temps, que je range tes chaussettes toute la journée, vingt-deux ans que je déteste cet endroit, que je déteste ton accent anglais, cette vie rangée que nous avons, vingt-deux ans que j’ai perdu le Frank que j’ai épousé, je n’ai pas un épousé un escroc, j’ai épousé un homme qui aimait l’art, qui n’avait pas un sou, mais qui me faisait fondre rien qu’avec un sourire.

- Je suis resté le même !

- Mais enfin observe-toi, depuis combien de temps ne m’as-tu pas regardée vraiment ? Depuis combien de temps n’avons-nous pas parlé ?

- Le passé est le passé Béatrice, dès demain, je demande aux femmes de mes collègues de t’inviter dans leur club de bridge, je suis sûr que tu seras heureuse.

- Tu ne comprends donc rien ?

- Si je comprends très bien, tu es fatiguée, tu ne penses pas ce que tu me dis, ne t’inquiète pas, ça ira mieux demain matin.

Béatrice dévisagea son mari un moment, puis monta se coucher.



Mardi 25 avril. Dix-neuf heures précises. Frank ouvre la porte du 2251, Oxford Street.

« Béatrice ? J’ai une excellente nouvelle ! Le club de bridge a accepté que tu deviennes un membre partiel ! Béatrice ? Béatrice tu es là ? »

Mais la voix de Frank résonnait sans réponse dans la maison. Il se dirigea vers la cuisine, d’où aucune odeur ne s’échappait. Frank sentit la colère monter, il alla dans la chambre et vit les placards ouverts et vides. Il s’assit sur le lit, où Béatrice avait laissé un papier avec seulement « Il y a de la viande et des pommes de terre dans le congélateur. Joyeux anniversaire. », inscrit dessus. Frank se prit la tête entre les mains et se mit à pleurer doucement, chose qu’il n’avait pas faite depuis au moins… vingt-deux ans. « Joyeux anniversaire ». Mais bien sûr, leur anniversaire de mariage. Il l’avait complètement oublié. Il s’allongea et ferma les yeux, le mot serré contre lui.

Mercredi 26 avril. Onze heures quatorze. Aéroport de Berlin. Une foule incroyable se bouscule pour accéder aux portes d’embarquement. Au milieu de cette foule, une femme ne bouge plus. Elle se tient droite, un grand sourire sur les lèvres, en observant le panneau « Bon retour à Berlin ». Béatrice se sent bien, elle respire. Chose qu’elle n’avait pas faite depuis au moins… vingt-deux ans.

MH
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