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Un ravioli pour deux

Cette nouvelle a été sélectionnée par la classe de première L - cinéma et audiovisuel - du Lycée Lavoisier à Mayenne (53), pour concourir pour une lecture publique en janvier prochain dans le cadre du Festival Premiers Plans à Angers.

Une Audi rouge file sur l’autoroute. Une femme est au volant, elle porte un chemisier écru, une rose rouge sertie de diamants souligne son décolleté. Une légère couche de fond de teint à peine perceptible lui adoucit le visage. Cette femme a les lèvres rouges, les yeux discrètement soulignés de noir, les cheveux blonds tirés en arrière et attachés par une barrette en argent. Une fine montre au bracelet de cuir rouge orne son poignet. Ses ongles vernis de carmin mettent en valeur des mains bronzées. L’intérieur de la voiture parait très propre ; les sièges en cuir gris uni sont recouverts partiellement d'une housse gris clair. Un violoncelle dans une housse noir est couché sur les sièges arrière. Il y a sur le tableau de bord une lettre pliée sur une enveloppe ouverte ; sur la partie visible de la lettre on peut lire :

Du "Théâtre des cinq diamants"
10, rue des cinq diamants
75013 Paris

A l'attention de Béatrice Merkel
15, rue Rubens
75013 Paris

Objet : concert de violoncelle du 07/09/08


Une seule main sur le volant, accoudée à la vitre, Béatrice Merkel accompagne de la voix une sonate pour violoncelle que la radio diffuse faiblement dans la voiture. Elle jette un regard à sa montre, son visage reste neutre avec un léger sourire aux lèvres, l’air apaisé. Elle lève les yeux sur un panneau indiquant "Paris 40". Un peu plus tard, apercevant une indication "péage 1.500 m", Béatrice se penche et plonge la main dans son sac en cuir rouge posé au pied du siège passager. Lorsqu’elle relève la tête, une carte bancaire à la main, son visage se crispe en distinguant les forts ralentissements, là-bas au péage. Elle inspire fortement en tournant la tête et remarque que le paysage défile nettement moins vite, puis s’immobilise : ça y est, elle est dans l’embouteillage. La faible voix de l’animateur radio annonce que le précédant morceau était interprété par le violoncelliste Pablo Casal. La conductrice tend l’oreille et augmente le son.

Une voix annonce alors : « Bonsoir, il est vingt-et-une heures et douze minutes, voici un bref bilan de la circulation de ce dimanche soir. Les retours de week-end s’annoncent difficiles, et de nombreuses autoroutes sont classées oranges. En particulier l’A11 en direction de Paris, où un gros bouchon s’est formé au péage de Saint-Arnoult. Il s’étend sur trois kilomètres et risque d’être… » Après s’être brusquement redressée, Béatrice éteint violemment la radio en poussant un grand soupir. C’est alors que quelques voitures redémarrent. En regardant à droite, à gauche, devant, à plusieurs reprises, Béatrice Merkel voit que seule sa file reste immobile. Elle cherche à apercevoir la cause du ralentissement : se penche sur sa droite et remarque que seule la voiture devant elle est bloquée, les autres, plus loin sur sa file avancent, doucement mais sûrement. Etonnée, elle fronce les sourcils et regarde cette 4L qui ne roule pas. Un geste de la main accompagne alors un regard excédé vers la coupable. Soupir. Les yeux au ciel, elle murmure « Oh c’est pas possible ! », soupir plus fort, lâche un « Rrrrrr », encore un soupir et klaxonne brusquement avec un « Oh ? » réprobateur. Sous le regard inquisiteur de la conductrice, la porte de la 4L s’ouvre. L’air méfiant de Béatrice disparaît aussitôt qu’elle voit une tong sortir de la voiture, suivie d’une jambe bronzée, d’un short hawaïen vert à fleurs jaunes et bleues, d’un tee-shirt rouge, lunettes de soleil et dreads locks. Le tout appartient à un jeune homme manifestement décontracté, qui fait la moue. Béatrice Merkel lève les yeux au ciel et soupire de nouveau. Le jeune homme se met à pousser sa voiture, une main sur le volant et l’autre sur le montant du pare-brise. Béatrice se met la tête entre les bras sur son volant en lâchant un « Aarrrf ! » de désespoir. Lorsqu’elle relève la tête, elle voit, sans paraître surprise, que le garçon pousse toujours, mais que sa voiture n’avance que trop lentement. Elle pose son coude sur sa vitre, lâche son volant et semble attendre. Au bout de quelques secondes, elle se redresse et jette un regard interrogateur à gauche, sur la voiture qui passe à ses côtés, où deux hommes en costume cravate discutent. Elle fronce les sourcils, tourne la tête de l’autre côté et regarde avec stupeur, les yeux écarquillés, la voiture de droite, où cinq jeunes s’amusent, rient, s’esclaffent, sauf le conducteur qui a l’air contrarié et fixe le péage au loin. Elle observe ensuite la voiture qui roule derrière les jeunes en question, et contemple, l’air complètement ahuri, les yeux très grands ouverts, un homme et une femme qui ne parlent pas mais regardent la 4L arrêtée, que le jeune homme tente toujours de faire avancer. Le couple avance sans réagir. Alors, complètement excédée, Béatrice Merkel détache sa ceinture, sort de sa voiture et va vers celle du garçon d’un pas décidé. Elle se met au niveau de la portière avant droite de la 4L et pousse. La voiture avance alors beaucoup mieux. Le garçon lève la tête et voit cette femme qui l’aide à pousser :

- Oh merci madame !

En continuant de pousser, Béatrice rétorque sèchement, sans le regarder :

- Les gens ne se bougeraient même pas ! Non mais c’est fou ça ! C’est aux femmes seules de porter secours maintenant ! Dans quel monde vit-on ?

Lui, poussant toujours, la regarde et répond :

- C’est vrai… merci, vraiment c’est très gentil de votre part.

Elle lui jette un regard exaspéré et rétorque :

- Si j’avais le choix, croyez bien que je ne serais pas là !

Puis, sans un mot, ils poussent la voiture, franchissent le péage et vont se garer sur le bas-côté, n’ayant que la voie de droite à traverser et la positionnent sur la bande d’arrêt d’urgence. Pendant ce temps, quelques klaxons se font entendre. Ils deviennent nombreux, et Béatrice émet un « Rrrr » agacé en regardant sa voiture qui bloque maintenant toute la file. Elle part alors en courant vers le véhicule alors que le jeune homme commence à la remercier. Il formule un « Attendez prenez au moins… » mais elle est déjà près de l'Audi, ouvre la portière et s'installe en vitesse. Béatrice desserre le frein à main et rejoint la voiture à quatre cents mètres en avant. Le péage n’est plus qu’à cent mètres environ, mais les voitures avancent toujours assez lentement. Quelques secondes plus tard Béatrice sursaute, le jeune homme est penché à sa fenêtre ; elle hésite un instant puis baisse la vitre. Le garçon lui tend alors une énorme boite de conserve et explique :

- Je voudrais vous remercier pour votre aide, je reviens de colo alors j’en ai un gros stock, prenez-la, je n’ai que ça.

Béatrice Merkel la prend en soupirant et la pose sur le siège passager sans même la regarder. Toujours énervée, elle rétorque sèchement :

- Merci au revoir !

Elle ferme la vitre tout en gardant les yeux fixés sur la voiture devant elle. Le jeune homme s’éloigne alors. L’Audi rouge avance un peu. Béatrice Merkel jette un œil sur sa montre d’un geste vif, relève la tête, regarde devant elle, fronce les sourcils et rebaisse les yeux sur sa montre, ouvre la bouche, attrape la lettre sur le tableau de bord, l’ouvre et laisse échapper un « Et… merde ! » en levant les yeux au ciel. Alors qu’elle n’est plus qu’à quelques mètres du péage, son moteur gronde légèrement. De la fumée blanche sort soudain du capot, la voiture "toussote" puis, très rapidement, la fumée s’estompe et la voiture cale définitivement. Béatrice laisse échapper un : « Non mais c’est pas vrai ! », sous les klaxons qui reprennent de plus belle. Elle inspire à fond en fermant les yeux, puis tente de redémarrer. Elle n’y parvient pas, réessaye sans succès. Elle respire profondément, tourne la tête, voit alors la boite de conserve sur le siège passager et sourit : il y est écrit "Raviolis 5 kg". Elle sort de sa voiture et commence à la pousser. Celle-ci ne bouge presque pas. Béatrice se tourne alors vers la centaine de voitures derrière elle, les regarde, et attend les bras croisés. Bien sûr personne ne vient l’aider. Béatrice lève les bras au ciel, se retourne vivement, plonge la tête dans l’habitacle, attrape son sac, ressort, claque la portière. Debout près de son véhicule, elle regarde en direction de l’air de repos juste après le péage : des toilettes, un parking et des tables en bois. Elle aperçoit le propriétaire de la 4L assis sur une table de pique-nique, seul. Elle se dirige rapidement vers l’air de repos, traverse en courant l’autoroute, slalome entre les voitures immobiles, sous un vacarme de klaxons.

Une fois près du garçon qui la regarde s’approcher, elle s’assied en face de lui et le regarde aussi. Simultanément ils prononcent :

- Excuse-moi.

- J’suis désolé.

Apres un instant de silence, ils se mettent à rire. Puis, il lui demande l’air intrigué :

- Mais où est…vous êtes arrivée de l’autoroute à pied alors, où est votre voiture ?

- Et bien le moteur a chauffé, j’ai calé, j’ai essayé de la pousser jusqu’au bord de la chaussée, je n’y arrivais pas, et bien entendu personne n’est venu m’aider !

Il secoue la tête en levant les yeux au ciel et finit par lui sourire. Elle esquisse à son tour un sourire discret. La nuit commence à tomber, le silence s’installe autour de la table de pique-nique où les rescapés restent perdus dans leurs pensées respectives, les yeux dans le vague. Les lampadaires de la station s’allument. La dernière voiture de l’aire de repos s’éloigne, il ne reste plus que le bruit de celles qui roulent sur l’autoroute. Béatrice se tourne vers le jeune homme et demande :

- Quelqu’un vient vous dépanner ?

- Oui j’ai un ami mécano qui va arriver vers onze heures, je préfère faire appel à un ami plutôt qu’à une entreprise payante, longue et pas toujours performante…

- Hum… tu penses qu’il pourra jeter un œil sur ma voiture parce que je…

- Oh oui oui, bien sûr, il est très sympa, je lui demanderai… Je vous dois bien ça.

- Merci.

Mais alors qu’ils discutent de leurs problèmes respectifs de voiture, en plus de la nuit, la pluie se met à tomber. En quelques secondes, la pluie devient très forte. Béatrice se lève rapidement suivie du jeune homme.

- Là-bas, regardez, dit-il, il y a une table abritée, on peut y aller en attendant mon ami, il ne fait pas froid et la pluie passera.

Il suit Béatrice qui court déjà vers l’abri. Quelques secondes plus tard, ils arrivent à la table sous le toit en bois, tous les deux trempés, dégoulinants. Ils s’assoient et Béatrice sort de son sac un petit miroir dans lequel elle se regarde pour essuyer le noir qui coule sur ses joues.

- Quel temps !

- Au point où on en est…

- C’est vrai.


Ils attendent en silence. Soudain Béatrice se lève et s’exclame apeurée : « Mes clefs ! ». Elle part en courant sous la pluie battante, vers le péage, sous le regard étonné du garçon. En passant près du péage, elle entend crier :

- Hey madame !

- Oui ? répondit-elle en se retournant.

- C’est bien votre voiture qui bloquait la circulation ?

- Heu… oui

- Nous l’avons déplacée là-bas pendant que vous étiez partie, téléphoner je suppose.
Faut pas laisser son véhicule sur la voie madame, c’est très dangereux !

- Ah merci beaucoup monsieur, au revoir, crie t-elle en reprenant sa course vers la bande d’arrêt d’urgence, sous la pluie battante.


Arrivée à sa voiture, Béatrice ouvre la portière, plonge à l’intérieur puis la referme. Elle vérifie que les clefs sont toujours là, jette un œil dans la boite à gants, se retourne plus doucement et regarde les sièges arrières. Elle soupire alors de soulagement. Elle reste un instant immobile, puis regarde sa montre et attrape la grosse boite de raviolis. Béatrice ressort alors de la voiture, claque la portière et repart en marchant, vers l’aire de repos, les cinq kilos de raviolis dans les bras. Une fois près du garçon à la table de pique-nique, complètement trempée, elle pose la boite sur la table et s’assied face au jeune homme.

- J’ai pensé qu’en attendant ton ami, nous pourrions manger un peu, il est dix heures et demie, je commence à avoir faim.

- C’est une très bonne idée, je meurs de faim.

- …

- Mais… avec quoi pouvons-nous l’ouvrir ?

- Oh non… je n’y avais pas pensé, je n’ai rien de tranchant.

- J’ai un canif, mais je ne pense pas que ce soit très utile, attendez…, j’essaie quand même.


Le garçon sort le canif de sa poche, l’ouvre et essaie sans succès de l’introduire dans le couvercle. Béatrice se lève, va chercher un caillou et revient, saisit la boîte enfonce d’un coup précis le couteau et commence à découper une ouverture. Elle finit son travail et brandit victorieusement un ravioli au bout de sa lame et l’offre au garçon qui sourit. Ils continuent leur repas. Le temps passe. Il pleut toujours ; sous l'auvent le jeune homme pose sa veste sur les épaules de Béatrice. Quelques voitures passent de temps en temps. Soudain, une voiture s’arrête devant eux. Un homme en descend, s’approche et adresse la parole au couple :

- Et alors, qu’est ce qu’il t’arrive ?

- Je sais pas, j’ai calé dans la file avant le péage et elle a jamais voulu redémarrer

- Bon ben… je vais te pousser.

Les jeunes hommes s’éloignent vers la voiture

- Mets-toi en seconde.


Le jeune homme prend place derrière son volant, claque la portière, baisse la vitre. Son ami commence à pousser. La voiture se met à avancer. L’ami court de plus en plus vite derrière la 4L qui prend de la vitesse, tousse et finit par démarrer. Elle s’éloigne dans la nuit. L’ami revient vers sa voiture saute au volant, part dans la même direction et disparaît à son tour.


Béatrice Merkel se retrouve seule. Elle se lève, fait quelques pas ; la pluie continue à tomber. Elle revient se mettre à l’abri, regarde au loin, soupire, se rassoit. Les voitures se font rares. La jeune femme s’est affalée dans un coin de l’abri, recroquevillée, les bras autour des genoux. Ses cheveux pendent lamentablement le long de son visage, elle frissonne, seule.


Soudain retentit un long mugissement de camion ; une camionnette de dépannage surgit. A son bord, penché à la fenêtre, un homme gesticule et hurle pour couvrir le bruit du moteur :

- Hou hou ; c’est moi… je suis revenu… Madame ? Madame ? Vous êtes là ?

Il saute du véhicule et court hilare vers la jeune femme qui se jette dans ses bras…



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