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Le reflet d'un tournant

Un noir absolu mêlé d’un agréable silence occupe cette chambre. Le soleil n’est pas encore levé et Béatrice Merkel laisse entendre un léger souffle d’air. Le réveil sonne, il est six heures vingt-cinq. Béatrice ouvre les yeux très rapidement, se jette sur son réveil pour l’éteindre et allume la lumière, une lumière forte qui l’éblouit.

Elle met ses chaussons rouges en velours disposés au pied de son immense lit à baldaquin recouvert d’une somptueuse couverture rouge cerise. Elle ouvre les stores et entreprend le rangement de sa chambre en jetant régulièrement un œil sur son réveil. Elle fait son lit, se battant contre les plis les plus tenaces, souffle rapidement sur les quelques meubles qui habitent la pièce pour enlever la poussière, aucun détail n’est laissé au hasard, qui pourrait nuire à l’harmonie de la pièce et à la sérénité de Béatrice.

Elle marche ensuite dans un long couloir à plafond haut, imitant les maisons bourgeoises, et décoré d’un lustre ancien. Des portes occupent les hautes parois du couloir, elle entre dans la salle de bain où est installée une grande baignoire ronde et profonde. Elle s’approche du miroir et commence sa toilette. Elle a une épaisse chevelure noire, ondulée, des yeux d’un bleu intense, presque transparents, des sourcils fins et réguliers, une bouche rouge et pulpeuse. Elle possède des mensurations idéales, elle est assez grande, fine, et bénéficie d’une séduisante poitrine ni trop grosse, ni trop petite. Néanmoins, des rides bien marquées occupent son visage fin et long et lui donnent une certaine frigidité.

Après avoir terminé son brushing, son maquillage qui a accentué la couleur de ses lèvres rouges, et son choix de tenue dont on remarque le rouge de son chemisier, elle regarde sa montre, il est sept heure dix, elle semble sûre d’elle.

Tout en prenant son petit déjeuner, Béatrice écoute la radio, une station qui lui est bien connue car elle allume au moment où son émission commence : « Bonjour à tous ceux qui nous écoutent, on parlera aujourd’hui actualités en passant bien sûr par la politique et l’économie du jour. » Peu après, l’émission est terminée et l’on entame alors un nouveau sujet : « Bienvenue à cette émission consacrée aux femmes, nous nous intéresserons aujourd’hui à la question du jour : Que sont les femmes sans les hommes ? A vous chères auditrices de nous appeler et de tout nous raconter. » Béatrice lève un sourcil, s’esclaffe et articule : « Les hommes ? Ces bouffeurs de liberté et ces parasites de la vie quotidienne ?! » Et elle va éteindre la radio.

Une fois son petit déjeuner achevé, elle prend une éponge, nettoie la table trois fois pour s’assurer de sa propreté, fait la vaisselle et range sa tasse alignée au millimètre près avec les autres tasses. Elle regarde une nouvelle fois l’heure, des horloges sont accrochées dans chacune de ses pièces, il est sept heures quarante-cinq. Béatrice prend son sac à main et sort de chez elle.

Elle descend les escaliers de son immeuble aux airs baroques, des escaliers d’un bois foncé et brillant, comme neuf, et ouvre sa boîte aux lettres. Elle découvre une lettre où elle lit sur l’enveloppe : « Béatrice Merkel Rue Edouard Manet 75013 Paris » d’une écriture appliquée. Elle l’ouvre et perçoit une lettre écrite sur un papier ancien, épais et bleu avec une écriture en italique, lisse et ronde.

Elle lit : « Pour la première fois, j’ose enfin te raconter mes pensées. Ma nuit a été sereine, emplie d’images magiques, de mots sucrés et de senteurs passionnées. Tu as fais refleurir mon cœur de sentiments oubliés, nouveaux. Je réapprends à chérir un visage, un corps, une femme ! J’essaie de t’écrire ce que j’aurais voulu te dire, ce que mes yeux auraient tant aimé te crier, mais je n’ai pas pu, peut-être par pudeur… »

La lettre n’est pas signée, Béatrice laisse paraître un léger sourire moqueur qui exprime son absence d’intérêt et qui se confirme en se débarrassant de la lettre, elle la jette à la poubelle, puis quitte son immeuble d’un pas décidé.

Seulement, sans s’en rendre compte, Béatrice a jeté la lettre à côté de la poubelle. Un voisin habitant l’immeuble descend à son tour les escaliers qui le mènent dans le hall où sont installées les boîtes aux lettres de tous les habitants. Il voit une lettre sur le sol, se dirige vers elle l’air dubitatif, se penche et la saisit. Il lit le nom de Béatrice Merkel sur une enveloppe blanche et neutre et s’exclame : « Ah ces foutus facteurs, ils n’ont pas les yeux en face des trous ce matin ! ». Son regard passe par toutes les boîtes aux lettres et se pose sur celle de Béatrice, il remet ainsi la lettre à sa place.


Le lendemain matin, un matin pareil au jour précédent, une organisation minutée et minutieuse reprit ses habitudes quotidiennes. Une routine que Béatrice semble apprécier s’impose de jour en jour face à elle.

Elle descend les escaliers de son immeuble comme à son habitude, à sept heures quarante-cinq, puis ouvre sa boîte aux lettres. Elle y trouve la même lettre que le jour précédent. Son attitude est confuse, ses yeux sont en mouvement constant et ses sourcils se froncent légèrement. Elle découvre une seconde lettre, la même écriture penchée, noire, sur l’enveloppe blanche, le même papier à lettre ancien, épais et bleu… le même anonyme.

Elle lit : « Je voudrais survoler ta peau d’une douce caresse, attraper la moindre parcelle de tes joies, mordre tes lèvres au petit jour… » Mais Béatrice ne prend même pas le temps de poursuivre sa lecture, déchire les deux lettres avec une curieuse détermination et les jette à nouveau à la poubelle. Elle ne semble toujours pas sensible à ces déclarations.


Mais un mois plus tard, un matin de très bonne heure, Béatrice prend son petit déjeuner en fixant du regard une pile de lettres posées sur un petit meuble en bois installé à l’entrée. Elles sont toutes reliées entre elles par une fine ficelle rouge comme pour les cadeaux. Elle ne les quittera pas du regard jusqu’à temps qu’elle ait fini de déjeuner.

Il est sept heures quarante-deux, Béatrice prend son sac à main, sort de chez elle, descend les escaliers et arrive devant sa boîte aux lettres. Elle l’ouvre d’une main ferme. Elle est vide. Elle reste devant, les yeux grand ouverts en train d’examiner les moindres recoins, son regard rebondit contre les parois de la boîte aux lettres. Elle se mord les lèvres. Son manque d’intérêt semble soudain s’atténuer. Elle semble ne plus rien contrôler, même ses sentiments et son évolution à laquelle elle n’avait pas prêté attention.


Le matin qui suit, son organisation, sa ponctualité ne sont plus à ses habitudes. Elle ne semble plus aussi attentive aux minutieuses attentions qu’elle portait aux soins de son appartement et d’elle-même. Son brushing laisse paraître quelques cheveux rebelles, ses lèvres et son teint sont d’une couleur terne et pâle. Sa tenue est d’une sobriété inhabituelle, noire et beige. Elle sort de la salle de bain à sept heures trente-deux. Elle n’a pas de montre au poignet. Elle prend son petit déjeuner sans allumer la radio, fait la vaisselle mais ne la range pas à sa place habituelle.

Il est sept heures cinquante-six, Béatrice sort de chez elle. Elle marche dans la rue Edouard Manet, rejoint le boulevard de l’Hôpital, traverse ensuite la rue Coypel pour enfin arriver à l’avenue des Gobelins. Elle presse le pas mais s’arrête brutalement devant un miroir. Elle s’approche d’un pas curieux et confus. Le regard de tous les gens qui l’entourent se pose sur elle. Des regards agressifs, ardents, menaçants, violents. Elle est seule avec son reflet, entourée d’une foule de plus en plus vague et floue, muette et dénonciatrice à la fois. Ses yeux portent un regard ambigu, nouveau, pris d’une expression douteuse et fragile. Elle sert sa tête entre ses mains.


Après une semaine sans lettre de cet anonyme, Béatrice reçoit une nouvelle lettre. Un sourire anime son visage, ses sourcils se lèvent, sa peau se défroisse, son souffle change légèrement de rythme. Elle prend la lettre, la touche, la presse contre sa poitrine, la sent et l’ouvre.

Elle lit : « J’avais décidé de ne plus t’imposer ce que je ressens, mais aujourd’hui, je suis arrivée à un moment de mon parcours où mes incertitudes, ma passion, mon besoin, mon appel à toi me détruisent, me tiennent, me possèdent. Tu réussiras à lire dans ces mots ce que je suis vraiment ».

Béatrice pose un regard marqué et insistant sur un mot nouveau, elle ne voit plus que celui-là, tous les autres mots s’assombrissent, se déforment, puis disparaissent, elle ne le lâche plus du regard, il est là, seul, démesuré, imposant, sous ses yeux : « arrivée », ce mot si clair, si évident prend un sens disproportionné, immodéré, un sens que Béatrice semble n’avoir jamais connu.


Dans la rue, elle est comme obsédée, envoûtée par l’image des femmes, de ces femmes qui ont une démarche élégante et particulière, des mains qui se promènent sur leur visage pour enlever les cheveux longs et rebelles, de leurs yeux si différents et mystérieux d’une femme à l’autre. Béatrice semble envahie par cette image, scrutant dans les moindres détails leurs formes, leurs longues jambes fines, des corps si fins et sculptés que le temps ralentit lorsqu’ils s’offrent à nos yeux.

Béatrice arrive à l’avenue des Gobelins, où elle rencontre à nouveau le miroir, elle s’approche lentement, d’un pas déterminé, décidé. Elle se regarde comme si elle découvrait une nouvelle personne, une nouvelle femme. Elle touche son reflet et dessine les lignes de son corps avec son doigt sur le reflet. Elle ne voit plus que les femmes, les hommes ne sont plus que des silhouettes floues, difformes, presque invisibles…


LV
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