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Paris

Elle était à son bureau depuis le début de l'après-midi. Elle avait pu y voir défiler une vingtaine de clients, qui étaient tous venus pour la même chose, espérant qu'elle leur accorderait le crédit qu'ils convoitaient tant. Son patron était même venu lui rappeler de suivre les objectifs commerciaux qu'il lui avait fixés et exigeait qu’elle les réalise dans le mois où son poste serait en danger.

Maintenant, les yeux rivés sur l'horloge, accrochée au mur devant elle, qui indique à peu près dix-huit heures, elle tripote un de ses crayons de façon extrêmement mécanique et nerveuse, le geste s'amplifie de plus en plus jusqu'à ce que les aiguilles atteignent exactement dix-huit heures. Là, elle saisit de tout hâte les affaires qui lui appartiennent, un trench-coat beige et un sac assorti. Elle prend le couloir attenant à son bureau tout en se dépêchant. Elle ne porte aucune attention aux gens qui l'entourent, ses collègues lui souhaitent une bonne soirée, les clients qui la croisent, la saluent, et n’optiennent aucune réponse de sa part, ni même un geste.

Une fois arrivée à l'extérieur, elle s'arrête, se retourne vers la banque et regarde ses collègues continuant à travailler, elle pousse un léger soupir et l'on peut apercevoir, dans le reflet de la vitre, un infime sourire revenir sur son visage, un visage extrêmement doux malgré quelques rides.

Puis elle choisit une direction à suivre et flâne dans les rues, jusqu'à se rendre dans la quartier de la Butte aux Cailles, qui est un quartier possédant un cachet digne de carte postale avec ses nombreux cafés et restaurants et une très belle architecture, avec son église Sainte-Anne.

Lors de cette marche, elle aperçoit une voiture qui lui ôte son léger sourire, elle la replonge dans ses souvenirs, une journée où son ex-mari comme à son habitude s'occupait de sa voiture, ils avaient eu une dispute violente lors de laquelle elle lui avait reproché de ne pas avoir voulu d'enfant et de porter plus d'attention à cette voiture qu'à elle.


Arrivée dans le quartier de la Butte aux Cailles, elle passe devant plusieurs cafés, elle salue plusieurs personnes d'un signe de tête et s'installe à une table sans même choisir. Des gens passent dans la rue, des femmes avec leurs enfants eux-mêmes avec leurs doudous, provoquent chez elle un air attendri, mais aussi des jeunes avec leur Walkmans et des hommes d'affaires avec leurs attachés-cases très pressés, qui la firent soupirer.

Le patron du bar l'interrompit dans ses pensées, et la salua : « Bonjour Béatrice, qu'est-ce que je te sers aujourd'hui ? » Elle lui répondit : « Comme d'habitude .» Puis elle reprit son observation et on lui servit un café. Un jeune homme avec un walkman et un sac de cours passa devant elle, elle remarqua alors la musique qu'il écoutait, elle la reconnut, c’était une musique des Doors, qui la replongea dans ses souvenirs.


C'était le printemps à Paris, elle entendait cette chanson des Doors, elle avait huit ans et elle était accompagnée d'un jeune qui l'appelait « petite soeur ». Ils manifestaient dans les rues de Paris, entourés de milliers d'étudiants, des jeunes femmes étaient assises sur les épaules d'autres étudiants, le poing levé, d'autres portaient des banderoles où étaient inscrits des slogans comme « Les libertés ne se donnent pas, elles se prennent » ou encore « L'action ne doit pas être une réaction mais une création », ils brandissaient également des drapeaux et ils criaient tous des slogans, dont un qui l'avait fortement marqué « Le bonheur est une idée neuve ».

Un serveur l'interrompt alors dans ses souvenirs en lui apportant l'addition. Une fois revenue à elle, elle reste là immobile, le regard fixe vers la rue. Soudain elle se lève, se dirige vers le comptoir, règle sa note et repart dans la rue.

Elle traverse plusieurs rues et reprend le chemin de la banque. Une fois arrivée devant celle-ci, elle s'arrête, prend une grande inspiration et pénètre dans l'enceinte de l'établissement, l'horloge accrochée à l'entrée indique dix-huit heures quarante-cinq, la banque n'accueille alors plus de clients mais elle sait que son parton est toujours là. Elle arrive devant un bureau où est marqué sur la porte « Directeur », elle frappe et entre. Son dirigeant la reçoit et elle lui annonce qu'elle a décidé de démissionner. Le patron en reste bouche bée et lui dit qu'il ne peut accepter sa démission sans un document officiel, elle lui répond alors qu'il l'aura le lendemain matin même, à la première heure sur son bureau, et elle le quitte.


Une fois revenue dans la rue, elle s'apaise, son corps se détend mais son visage n'exprime aucune réaction, elle observe autour d'elle et se mord nerveusement les lèvres. Sans cesse, elle jette des regards autour d'elle, elle fait quelques pas vers sa droite puis se ravise et prend la direction à sa gauche et se met à marcher dans les rues de Paris.

Elle erre dans les rues, dans le quartier chinois où des personnes se sont réunies pour manger ou pour partager un moment entre amis. Elle passe vers la place d'Italie où les commerces sont encore ouverts et où il y a encore un grand nombre de passants. Elle marche jusqu'à la tombée de la nuit, elle se retrouve alors dans une rue faite d'anciens entrepôts, ce qui l'intrigue alors est l'affluence de passants dans une rue habituellement infréquentée. Un bâtiment attire alors son attention, il est éclairé par de grands néons bleus et de grandes lettres roses sur la façade qui indiquent un lieu d'exposition où de nombreux visiteurs entrent. Comme il fait nuit et qu'elle a froid, elle décide d’y entrer, le lieu est aménagé de box blancs qui comportent chacun une installation artistique, l'endroit est fortement occupé. Tous admirent des œuvres plus étranges les unes que les autres. Un artiste a créé une chambre dont les murs sont noirs et seuls des néons encadrent le plafond et éclairent la pièce. Béatrice observe cette œuvre en écarquillant les yeux, de désapprobation, ne l'intéressant pas, elle observe les réactions des visiteurs l’entourant, certains sourient devant cette œuvre, d'autres se questionnent ou encore regardent tout simplement. D'autres box sont aménagés de tableaux unis, de formes colorées, de figures géométriques, de lignes, elle observe sans porter une réelle attention à ce qui l'entoure, comme indifférente. Elle s'arrête devant une œuvre qui est faite de tuyaux tordus, créant une forme dans laquelle on peut voir une chaise se dessiner.

Elle reste immobile devant cet objet, elle scrute ses moindres recoins. Elle est debout devant cette œuvre, lorsqu'elle ressent une présence, près d'elle, elle se retourne, c'est un homme qui comme elle, observe l'œuvre. Rassurée, elle reprend son observation en vérifiant sans cesse l'homme à ses côtés par de nombreux regards du coin de l'oeil. Il a les cheveux grisonnants, un T-shirt blanc, un jean troué et paraît plutôt négligé. Il observe l'œuvre différemment des autres, sous tous les points de vue, sur les côtés, à l'envers et pour cela il effectue de drôles de torsions. Béatrice le surveille toujours du coin de l'œil et s’éloigne de plus en plus de lui aussi discrètement qu'elle le peut jusqu'à ce que l'homme l'interrompe en lui demandant s'il la gêne. Au son de ces paroles, elle devient toute rouge et baisse la tête, n'arrivant plus à regarder l'homme qui vient de la plonger dans cette étrange sensation.

L'homme à la vue de sa réaction se présente, il s'appelle Richard et est artiste, il justifie même son comportement en lui expliquant qu'il réagit toujours de cette façon devant une œuvre qui l'intrigue. A ces paroles, Béatrice réussit enfin à le regarder et ces joues en deviennent plus pâles. Elle se présente à son tour, lui expliquant que c'est la première fois qu'elle se retrouve dans ce genre d'endroit et qu'elle est plutôt novice et réticente à ce type d'art. L'homme s'approche d'elle, lui désigne l'œuvre du doigt, en lui demandant de trouver à quoi cela peut lui faire penser et ce que cela provoque chez elle. Béatrice le regarde les yeux écarquillés comme s'il venait de lui parler dans une langue inconnue, l'homme lui désigne toujours l'œuvre du regard. Elle se décide enfin à la scruter et elle aperçoit de cette œuvre, un boulier, un jeu qu'elle possédait étant enfant qui représentait toute son enfance, elle l'imagine alors entre ses mains en ce moment même et elle sourit. Elle regarde l'homme et lui sourit. Il lui demande ce que cela évoque pour elle, elle lui répond que cette œuvre a réussi à lui faire revivre son enfance, en réponse il lui sourit à son tour. Richard lui explique que c'est toujours de cette façon qu’il faut réagir devant ce genre d’œuvres. L’homme lui propose de boire un café avec elle dans ce lieu, elle lui répond par un sourire.


Ils sont assis à une table, à l'entrée de la salle d'exposition et ils boivent un café. Ils en sont venus à parler de son métier à lui, quand il lui demanda ce qu'elle faisait dans la vie, elle lui répondit qu'elle ne savait plus vraiment et il y eut un silence entre eux. Puis d'elle-même, elle lui expliqua la situation dans laquelle elle se trouvait et la démission qu'elle devait rendre le lendemain matin. Richard lui suggère alors d'écrire cette lettre de démission ensemble, Béatrice reste de marbre et elle pose sa tête sur ses bras tout en regardant son interlocuteur. L'homme pose sa main sur la sienne et s'excuse de ce mauvais pas, il paraît extrêmement gêné et n'ose plus la regarder dans les yeux. Béatrice lui explique qu'elle ne sait plus où elle en est, ni ce qu'elle veut et ce qu'elle fera si elle n'a plus d’emploi.


Le lieu d'exposition est vide de ses occupants et les employés commencent à éteindre les œuvres les unes après les autres. Ils se retrouvent bientôt seuls quand un employé les prie de quitter les lieux car il doit fermer. Béatrice jette un dernier coup d'oeil à l'œuvre qui les a fait se rencontrer et ils quittent les lieux ensemble. Une fois à l'extérieur, il fait nuit noire, la rue n'est plus éclairée, on peut même voir les étoiles briller, ils sont seuls. Puis, naturellement, sans en prendre conscience, ils se mettent à marcher dans les rues, elle lui parle de sa vie et de ce qu'elle n'a pas pu réaliser et il écoute attentif et attendri par son histoire. Ils traversent la place d'Italie où tous les commerces sont fermés et où il n'y a plus personne.

Béatrice paraît apaisée, elle sourit comme elle ne l'a jamais fait dans la journée, ses yeux brillent et son corps est détendu. Ils passent le quartier qui est devenu désert, il n'y a plus de panneaux lumineux éclairés, les rideaux de fers des magasins sont baissés. Ils parlent toujours de leurs vies respectives, le regard de cet homme sur elle la trouble mais elle ne se sent pas mal à l'aise. Béatrice lui propose de s'arrêter dans un bar et d'écrire cette lettre qu'elle a tant de mal à accepter. Ils s'arrêtent dans le premier lieu encore ouvert, c'est un bar où il n'y a presque plus de clients, à part quelques hommes encore accrochés au bar. Ils s'installent, commandent quelque chose à boire et se mettent à écrire cette fameuse lettre.


Il y a une dizaine de tasses à cafés posées sur leur table et plusieurs boulettes de papier chiffonnées, ils ont les yeux rouges et n'arrêtent pas de bailler l'un comme l'autre. Béatrice pose son crayon, ils ont fini mais aucune expression n'arrive sur son visage à elle. L'homme demande l'addition et la paie, elle prend sa lettre et ils quittent le bar.

Il fait moins noir que lorsqu'ils sont rentrés, le jour va bientôt se lever. Richard lui demande ce qui ne va pas, elle ne sourit plus et tient cette lettre sans la quitter des yeux, ils se remettent à marcher, il n'optient aucune réponse de sa part. Il la prend alors dans ses bras et ils continuent à marcher ensemble, le ciel s'éclaircit de plus en plus, la Seine reprend ses couleurs pour abandonner le noir qu’elle revêt toutes les nuits, les magasins ouvrent, des voitures circulent. Richard doit alors quitter Béatrice car le jour se lève et qu'il doit travailler, il la laisse seule avec ses choix mais promet qu'ils se reverront.

Béatrice le regarde s'éloigner et elle se dirige vers le bord de la Seine avec toujours en main sa lettre de démission. Elle s'assoit sur le bord du quai, les pieds balançant dans le vide, elle fixe sa lettre et des larmes coulent le long de ses joues. Puis elle regarde le ciel se lever, elle devrait porter cette lettre qu’elle a entre ses mains, mais elle reste là immobile, l'œil hagard. Le jour apparaît enfin et une nouvelle journée commence pour elle.


MG
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