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Dans les bras de Morphée…

Cette nouvelle a été sélectionnée par la classe de 1ère BP Artisanat et métier d''Art du Lycée Notre-Dame du Roc à La Roche-sur-Yon (85), pour concourir pour une lecture publique en janvier prochain dans le cadre du Festival Premiers Plans à Angers.

9h28 - 47, 4e B, rue Croulebarbe Paris 13e


Quelle sensation agréable d’être là, tranquille, dans ses draps, apaisée par une bonne nuit de repos, d’errer entre le sommeil et l’éveil, le conscient et l’inconscient, pendant quelques instants de ne plus se souvenir de ce qu’on a fait la veille ou de ce qu’on a à faire dans la journée. La notion de temps m’a totalement échappé. Tout ce qui m’importe en ce moment, c’est la lumière du soleil qui perce à travers les volets et qui vient caresser mon visage ainsi que le chant apaisant des oiseaux du parc d’en face. Je suis bien… Je suis zen… Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi détendue… Je me sens rejoindre peu à peu les bras de Morphée…

Tout est noir et froid. Je ne sais plus où je suis. L’état de bonheur dans lequel j’étais il y a peu de temps m’a quittée. J’entends au loin des explosions et des cris de frayeur qui s’amplifient de plus en plus. Les battements de mon cœur s’accélèrent.

TUUUUUUUUUUNT !!!!!!!!!
- « Tu vas la bouger ta caisse » ?!?

Je sursaute dans mon lit. Je suis en sueur. Retour à la dure réalité parisienne avec ses habitants qui râlent continuellement dans les rues. Mais je ne vais pas me plaindre de ce réveil, car même s’il a été brutal, il m’a permis de me sortir de ce cauchemar. Je remarque qu’il est neuf heures trente-deux. Je suis en retard au bureau, mais bon, ma matinée n’est pas chargée; je n’ai pas de rendez-vous avant onze heures. Et puis je suis toujours ponctuelle, tant pis si pour une fois, je n’arrive pas à l’heure. Direction la salle de bains.

Je m’appelle Béatrice Merkel, j’ai quarante-sept ans et je vis à Paris depuis l’âge de huit ans. Nous sommes arrivées de Magdebourg, en Allemagne, avec ma mère. Depuis je n’ai jamais vécu en dehors du 18e. Je suis célibataire et sans enfant. J’ai bien été mariée mais mon mari me trompait et m’ignorait, alors je l’ai quitté quatre ans après notre mariage. Depuis je n’ai jamais eu de relations très sérieuses et maintenant je ne ressens plus l’envie d’avoir un homme à mes côtés. Mon Yorkshire Duchesse me tient compagnie et ça me suffit. Je suis conseillère clientèle pour la Société Générale. Je mène donc une vie tranquille et posée, bercée par mon travail et les virées shopping avec la seule amie que j’aie : Bernadette, un petit bout de bonne femme de cinquante-trois ans, mariée et mère au foyer.

Enfin prête. Je prends un café et je m’en vais travailler. Etrangement la chienne n’est pas venue me faire la fête avant que je parte. Elle doit encore dormir dans le salon. Qu’est-ce que j’aimerais être à sa place. Je descends les escaliers. Madame Bertier la gardienne d’immeuble ne me remarque pas, elle passe le balai, la tête baissée. Tant mieux elle m’exècre et puis je suis pressée. Tiens ! Je ne sais plus ou j’ai stationné ma voiture !? Le pire c’est que ça ne m’inquiète même pas. J’ai dû la garer plus haut dans la rue. Ce n’est pas grave je vais prendre le bus ! Je n’aime pas trop les transports en commun. Tous ces gens qui s’entassent dans des boîtes de conserve qui roulent au colza pour ne pas polluer. C’est écologique disent-ils ! Cette mode où tout le monde devient écolo n’est qu’éphémère.

Je rejoins donc l’arrêt de bus où déjà deux personnes attendent. Le bus arrive. Je monte après la personne âgée qui se précipite pour avoir la meilleure place, et un jeune, absorbé par la musique de son lecteur MP3 ; il ne se presse pas pour monter. Je laisse un euro vingt, le montant exact du trajet, sur le tableau de bord du chauffeur, qui ne les ramasse pas immédiatement. Et je vais m’asseoir au fond. Le chauffeur repart enfin. Destination rue Jeanne d’Arc.


10h47 - rue Jeanne d’Arc Paris 13e

Un quadragénaire, dans un costume gris chiné qui le boudine un peu, sonne le même arrêt que moi. Le bus ralentit à la vue de notre terminal. Une fois le véhicule à l’arrêt total, je me lève de mon siège, me dirige vers la porte de sortie centrale, puis commence à me mêler à une demi-douzaine de personnes qui se précipitent pour descendre sur le trottoir. Je n’en reviens pas ! Je me fais bousculer, pousser même, presque piétiner et les gens ont l’air de trouver ça normal ! Et pas un « Pardon » pas un « Excusez-moi » ni de galanterie «Je vous en prie, après-vous…». C’est aussi pour ça que je n’aime pas prendre les transports en commun. Toute cette bousculade pour essayer de sortir du véhicule le plus vite possible comme s’il en allait de leur vie, comme si un trésor fabuleux les attendait dans le fin fond de l’abribus, comme si le bus était emballé sous vide et qu’il fallait en sortir le plus vite possible pour reprendre son souffle… Que les gens sont navrants !

Une fois extraite de ce troupeau de malpolis, je me dirige vers la banque. J’aperçois à quelques mètres l’enseigne rouge et noire qui surplombe le bâtiment. Je passe le pas de la grande porte vitrée. La sonnette ne retentit pas, elle doit être cassée. Je traverse le grand hall où des clients retirent de l’argent aux guichets automatiques ou patientent en attendant leur rendez-vous avec un banquier. Par chance, je ne vois mon client nulle part : mon retard n’a donc pas trop d’importance ; sauf si monsieur Fournier le remarque, ce qui n’a pas l’air d’être le cas : quand je passe devant l’hôtesse d’accueil, elle ne m’informe de rien, ni message, ni appel. D’ailleurs je ne sais même pas si elle a remarqué mon arrivée. Tant mieux ! J’en profite pour me faufiler dans mon bureau, mine de rien. Et tant que j’y suis, si on me demande, je suis là depuis ce matin.

Tiens ! Trois bouquets de fleurs ont été déposés sur mon bureau. Etrange ! Aurais-je oublié mon anniversaire ? Non impossible nous sommes en plein mois de mai alors que je suis née un 3 septembre et en plus, aucun de mes collègues n’y pense jamais ! Ou alors est ce… un admirateur secret ? Ca serait bien comique et en même temps très plaisant. Mais très gênant… Oh non ! Je rougis, heureusement que je suis toute seule dans la pièce. Je me dirige vers le bureau, jette mon manteau et mon sac nonchalamment dans mon fauteuil, commence à fouiller les gerbes de chrysanthèmes à la recherche d’une carte ou d’un petit mot, mais rien. Décidément ! Bon ! Et bien je vais ranger mes effets sur la patère ; si mon client arrive et qu’il voit ce désordre quelle image vais-je donner de la banque ? Une fois le bureau un peu en ordre je sors un dossier d’adhésion et je me pose dans mon fauteuil. Je me tourne vers la fenêtre, me mets un peu plus à l’aise, je me sens glisser dans le siège, mes paupières se ferment petit à petit….

Je quitte la clarté de mon bureau pour m’enfoncer peu à peu dans la noirceur de mes rêves. Encore ce sentiment de frayeur, ce froid qui me glace le dos, cette impression de ne plus savoir où je suis. Une explosion se fait entendre. Elle semble venir de plus près que dans mon rêve du matin. Toujours les mêmes cris. Je sens les battements de mon cœur s’amplifier. Une ombre noire semble s’approcher de moi. Je suis dans le désarroi le plus total. Elle s’approche. J’ai peur. Une explosion très forte.

Retour brutal et moite dans mon bureau. Mon cœur bat comme si j’étais restée dix minutes sous l’eau en apnée. Je prends quelques secondes pour retrouver mes esprits. Je regarde mon poignet gauche. Mince j’ai oublié ma montre ! Sur la pendule il est onze heures cinquante-trois. Et mon client qui n’est pas venu !? Bon et bien tant pis, je l’appellerai lundi. En attendant, moi, ma journée se termine là ! Je pars une demi-heure en avance mais qu’importe, je n’ai plus aucun rendez vous avant le début de la semaine prochaine. Et si on me questionne je dirai que je ne vais pas bien. Après tout, ce n’est pas totalement faux. Je suis encore toute chamboulée par ce rêve étrange qui se répète et s’amplifie à chaque fois que je ferme les yeux.

Comme à mon arrivée, je suis tellement discrète que personne ne me remarque. En même temps le hall d’entrée est quasiment vide. En effet, il y a moins de clients en fin de matinée le samedi matin et Natacha, à l’accueil, est au téléphone, tête baissée. Sûrement un futur client qui prend rendez-vous. Une fois dehors, je décide de rentrer à pieds.


12h26 - porte du Square René Le Gall, rue Croulebarbe Paris 13e

Je viens de dépasser l’appartement de quelques mètres. J’ai envie de faire un tour dans le square. Une fois passée les grilles noires, je me dis que j’aurais peut-être dû prendre la chienne pour l’emmener en promenade ? Mais bon, tant pis, je la sortirai ce soir. A cette heure-ci il y a un peu de monde. Les gens se posent sur les bancs pour déjeuner rapidement d’un sandwich avant de retourner à leur travail. Moi, je n’ai pas faim ; alors je profite de l’air frais qui me caresse le visage en me promenant sur les chemins bordés de plantes et de buissons divers. J’ai quasiment fait le tour du square, quand je repère un banc inoccupé. Je décide de m’y asseoir avant de poursuivre ma route.

Le chant des oiseaux et la brise légère m’apaisent et me décontractent. Je me sens fondre sur ce banc qui me parait assez confortable malgré ses planches. Encore une fois mon environnement m’échappe totalement. Je me sens glisser de mon sofa de bois pour partir vers un lieu que je ne reconnais toujours pas…

C’est toujours le même rêve. Il fait sombre, les gens crient, j’ai la sensation d’avoir froid, des explosions retentissent. Cette fois-ci, la première chose que je perçois c’est un bruit sourd comme une forte détonation lointaine. J’ai la sensation d’avoir une douleur violente dans le ventre. Et puis, il y a toujours cette même silhouette sombre qui s’avance vers moi ; je peux à peine distinguer un visage cagoulé et une voix masculine mais je ne comprends aucune de ses paroles. Je suis effrayée comme jamais…

Et encore un réveil brutal après un cauchemar horrible. C’est tout de même assez bizarre de s’endormir tout le temps comme ça et n’importe où ? Serai-je devenue narcoleptique ? Et puis ce rêve étrange qui revient sans cesse… Morphée me joue des tours… il faut que j’en parle à Bernadette, et ça tombe bien il est temps de partir direction la place d’Italie pour la rejoindre ! Nous avons rendez-vous pour une virée shopping, comme quasiment tous les samedis après-midi.


14h25 - Avenue de la sœur Rosalie, non loin de la place d’Italie, Paris 13e

Sur la route, je repense à ce rêve et au fait que je m’endorme dès que je m’assois quelque part. Mais, heureusement, je n’aurais pas à me poser cet après-midi car j’ai rendez-vous avec Bernadette à quatorze heures trente pour flâner dans toutes les boutiques du centre commercial Italie 2. D’ailleurs me voici arrivée ; je me dirige donc vers la petite place Henri Langlois, là où nous avons l’habitude de nous donner rendez-vous.

Il est quatorze heures trente-deux, parfait, je suis à l’heure. Ce qui n’est jamais le cas de Bernadette, qui arrive toujours avec au moins un quart d’heure de retard. Pour éviter de m’endormir et de retomber dans ce cauchemar, qui est devenu presque un rituel pour mon subconscient, je reste debout adossée à un platane.

Il commence à pleuvoir, mais ce n’est pas une averse très importante et le feuillage de mon arbre me protège. Les gens autour de moi commencent à courir dans tous les sens en se protégeant comme ils le peuvent, soit avec des journaux soit avec leur mallette, certainement pour ne pas mouiller leurs vêtements ou pour épargner leur brushing ! Cela me fait bien rire, nous ne sommes pas en sucre tout de même ! L’averse se calme. Je suis à peine humide !

Les rayons du soleil percent à travers le feuillage vert, ce qui me met de bonne humeur malgré Bernadette qui n’est toujours pas là. Et d’ailleurs, je trouve cela bien étonnant : déjà quarante-cinq minutes que j’attends et toujours pas de Bernadette, pas de fatigue non plus mais surtout toujours pas de crise de nerfs liée à l’impatience ! Je m’étonne moi-même mais il ne faut pas abuser non plus ! J’en ai assez d’être ici. Je décide donc d’envoyer un message à Bernadette. Mer… mince j’ai laissé le portable à l’appartement ! Tant pis, je ne vais pas attendre comme ça tout l’après midi ! Alors direction le centre commercial Italie 2.

Je longe la rue commerçante pour me diriger vers la galerie commerciale. Les gens autour de moi se déplacent en famille ou en couple. Ce qui n’est pas mon cas et cela me chagrine. Bernadette m’a encore fait faux bond et je n’ai pas d’hommes pour me tenir compagnie…

Me voici dans l’antre du monde commercial du 13e arrondissement, la caverne aux mille boutiques… Ici on trouve de tout et surtout des magasins de vêtements, ce qui fait mon bonheur. Tailleurs, tops, chaussures, bijoux… je ne sais plus où donner de la tête ! Je commence par faire le tour de la galerie pour regarder les vitrines et savoir quel magasin je vais faire en priorité. Je me décide pour un magasin de chaussures dans lequel j’ai vu une superbe paire d’escarpins vernis noirs ! J’y rentre mais repars sans rien acheter même pas les souliers qui me plaisaient. Je continue dans une boutique, puis une autre et encore une autre… Mais rien, la fièvre acheteuse ce n’est pas pour moi aujourd’hui sans doute à cause de l’absence de Bernadette.

Après cette longue marche à travers la galerie, je n’en peux plus. Une vague de fatigue m’assaille ! Je décide de rentrer et sors du centre les mains vides mais les jambes lourdes. Si Bernadette avait été là, elle m’aurait ramenée, mais bon il me reste toujours les transports en commun qui vont me fatiguer encore plus. Je me dirige vers l’arrêt le plus proche.


17h52 - Arrêt de bus Ligne C, Avenue d’Italie, Paris 13e

Une fois arrivée sous l’abri, la pendule affiche six heures moins dix, je consulte alors les horaires. Le prochain bus est à dix-huit heures sept : je n’ai pas trop de temps à patienter. Nous ne sommes que deux à attendre. Une dame d’environ soixante-dix ans est assise sur le banc et se cache dans son foulard pour ne pas subir les bourrasques de vent qui nous arrivent en pleine face. Je n’y tiens plus ; je décide de m’asseoir et je me jure intérieurement de vaincre le sommeil pour ne pas refaire ce rêve. Je me pose donc à côté de la vielle femme qui ne me regarde même pas. Elle reste le nez dans son foulard. J’observe les voitures qui passent pour essayer d’occuper mon esprit. Mais rien n’y fait, j’ai beau lutter, je me sens partir dans un sommeil abyssal…

Je suis dans un lieu qui me semble familier. Je suis allongée au sol. Je redresse la tête. Je reconnais le parking de la galerie où je me trouvais il y a quinze minutes. Je vois et j’entends des gens qui crient autour de moi et des hommes cagoulés qui tirent un peu partout en visant au hasard. Je réalise que je suis encore dans ce cauchemar qui me ronge depuis peu. Je sens que mon corsage est mouillé. Je touche mon abdomen. C’est humide. Je regarde ma main. Je vois du sang. J’ai peur mais je ne souffre pas. Un homme s’approche de moi. Il s’accroupit. Il me murmure quelque chose. Je ne comprends rien. Ma vision se brouille. Je ne vois que partiellement l’homme cagoulé. Je sens comme un point de fraicheur, sur mon front…

Je ne vois plus rien. Il fait noir. Je me sens apaisée. Je n’ai plus peur. Je ne sens plus mon ventre humidifié par le sang ni la fraîcheur sur mon crâne. Plus un cri. Plus une explosion. Plus rien. Je me sens légère. Je sens de l’air froid qui me caresse et me porte vers l’aube. Une lumière chaude mélangée à un courant d’air frais…

… Morphée me tend les bras, je me laisse plonger dans ses limbes…

Je me réveille en sursaut. Me voilà revenue sur le banc de l’arrêt de bus mais je suis seule. La vielle dame est partie ! Elle a certainement dû prendre le bus que j’ai raté par la même occasion. Effectivement. A la pendule, il est dix-huit heures vingt. Elle aurait pu me réveiller pour que je monte avec elle ! Les gens sont d’une incivilité. Je suis furieuse à cause de ce rêve qui m’a troublée et de cette personne qui n’a pensé qu’à elle ! Et ce vent qui n’en finit pas de s’acharner dans ma direction ! Un journal est emporté dans une bourrasque et vient s’écraser contre mes mollets. Je le ramasse et remarque qu’il est du jour. Je me retourne pour regarder l’horaire du prochain bus. Le panneau affiche dix-huit heures quarante-sept J’ai donc le temps de lire le journal pour m’occuper et surtout pour ne pas me rendormir. Parce que là, si je rate le bus, je suis bonne pour la marche !

Je déplie le journal et regarde la première page. Le grand titre annonce :

« Fusillade sanglante sur le parking du centre commercial Italie 2,
2 morts et 15 blessés. »

Je regarde les photos qui illustrent l’article. La première est celle d’un homme brun aux traits durs. La légende dit : « Ludovic Herbert, kinésithérapeute, 33 ans, marié, un enfant âgé de deux ans. »

Je regarde la deuxième photo qui est juste en dessous. Sur la légende il est indiqué : « Béatrice Merkel, conseillère clientèle, 47 ans, célibataire… »


GD
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