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La mante religieuse

Cette nouvelle a été sélectionnée par la classe de première L du Lycée Jules Verne à Nantes (44), pour concourir pour une lecture publique en janvier prochain dans le cadre du Festival Premiers Plans à Angers.

I - La rencontre


Sept heures cinquante. La sonnerie stridente d'un réveil se fait entendre.
Dix minutes plus tard, comme chaque matin, Béatrice Merkel termine son café, face à sa fenêtre.

Paris se lève lentement tandis que Beatrice sort de sa douche, s'habille avec les vêtements, mis au préalable sur la chaise de sa chambre : tee-shirt blanc, veste cintrée noire, jupe aux genoux fendue de la même couleur, converse basse et blanche. Elle finit de se préparer, et sort de chez elle à huit heures trente, comme tous les jours, car pour Béatrice, la vie ne change pas depuis quatre ans.

Paris se lève un peu plus désormais, le soleil se réveille et ses pâles reflets frappent contre les toits de Paris et les vitres en plexiglas des devantures de magasins.
Béatrice, elle, marche le long de la seine, dans l'air encore humide et sombre de cette heure du matin.
C'est novembre, la nuit s'achève.

Beatrice sait que l'entre-deux va encore durer un quart d’heure, le temps pour elle d'arriver au travail. Le décor des immeubles et des magasins va changer en quinze minutes, passant de la nuit, à l'aveuglante journée qui commence : les immeubles sont victimes d'un sévère graphisme, sombre et envoûtant. Puis, ils s'embrasent : les rayons du soleil cognent contre ces immeubles d'un rouge qui incendie les vitrines en plexiglas, se déclinant peu à peu et s’éteint.
Béatrice assiste toujours à ce spectacle qui lui produit le même effet. Une multitude de questions...Une introspection. Elle espère depuis quatre ans avoir les réponses mais rien n'arrive. Alors Béatrice effectue toujours le même rituel, de son lever, à son coucher, par dépit.

Béatrice est belle. Elle à une silhouette longiligne. Des cheveux longs, raides, fins et d'une couleur châtain doré. Elle à des yeux verts et la peau dorée .Mais Béatrice ne se regarde plus depuis quatre ans.

Neuf heures. Béatrice est assise derrière son bureau. Elle finit d'accrocher son badge: Béatrice Merkel, Conseillère Clientèle Société Générale.
Un peu plus tard, tandis que Béatrice finit de rédiger un compte rendu, une voix d'un accent familier l'empêche de se concentrer comme elle l'aurait souhaité.
En un fragment de seconde, il était là. Il était là, devant elle, et la regardait d'un air rassuré mais encore hésitant.
Sa collègue l'avait appelée et lui avait confié cet homme, car il venait d'Allemagne et ne parlait que l'Allemand. Et Béatrice était la seule à parler cette langue dans son bureau car, elle même, venait d'Allemagne.

C'est alors que tout changea. Béatrice ne pouvait détacher ses yeux de cet homme. Elle se surprit elle même en l'interrogeant sur sa venue en France et ses projets.
Il s'appelait Raphael Weber. Il vivait à Berlin mais sa femme avait pris la décision de venir vivre en France, car elle était française et avait le mal du pays.
Béatrice apprit donc avec surprise qu'il était marié et se surpris à être déçue.
Ils échangèrent quelques banalités sur la pluie et le beau temps mais pour Béatrice à ce moment précis, parlé de l'air humide qui surplombait Paris depuis maintenant trois semaines était aussi important que le protocole de Kyoto.
Très vite, ils se sentirent à l'aise et c'est à son tour que Raphael se surpris à l'emmener au sein d'un voyage nostalgique au cœur de Berlin: lui remémorant l'histoire avec la porte de Brandebourg, l’invitant à danser dans la salle de concert : la Konzerthaus sur la Place du Gendarmenmarkt, lui rappelant le délice de manger une fameuse Currywurst au Altes Zollhaus dans le quartier Berlin Mitte après une journée de shopping dans la partie supérieure du Kurfürstendamm qui est dominée par des centres commerciaux et boutiques de modes.

Béatrice se laissa guider, et se rappela ces endroits qui lui étaient si familiers...Elle sursauta en regardant sa montre, cela faisait une demi heure qu'elle aurait du prendre sa pause déjeuner. Elle demanda à Raphael de repasser dans l'après midi, pour lui ouvrir un compte comme il était convenu.
Au moment ou Raphael Weber était entré dans la banque et s'était assis devant Béatrice, à ce restaurant allemand où il était maintenant assis -qu'il avait cherché une bonne demi heure avec un plan de Paris, après ce départ précipité de la banque- il n'avait cessé de penser à elle.
Il se dit que la vie était faite de coïncidences mais très vite il tâcha de se reprendre en mangeant sa currywurst, en ne cessant de se rappeler qu'il avait une femme qu'il aimait.
De son côté, Béatrice avait essayé de se préparer à sa deuxième rencontre avec Raphael, avait couru aux toilettes se mettre du rouge à lèvre, chose qu'elle n'avait pas faite depuis quatre ans, s’était à nouveau parfumée et tracé un trait d'eye liner. Elle était prête. Prête pour son rendez vous.

Dix sept heures. Béatrice commençait à se faire une raison, cela faisait cinq heures qu'elle l'attendait, mais il n'arrivait pas. Elle s'apprêtait à partir, il était dix huit heures, quand tout de suite, elle reconnut sa voix :
"Je me suis trompé de route, je suis désolé." Son regard trahissait sa voix qui se voulait calme et distante. Ses yeux eux, la suppliaient de rester encore un peu avec lui et de ne pas rentrer tout de suite. Béatrice lui dit à son tour qu'elle avait été submergée de travail toute la journée et qu'elle avait oublié leur rendez vous, qu'il n'y avait donc pas de problème. Elle lui fixait un rendez vous pour le lendemain et partit.

Depuis ce jour, Béatrice et Raphael avaient tissé une relation complice. Raphael venait la chercher depuis deux semaines, tous les jours à dix huit heures à son travail .Béatrice lui faisait découvrir Paris en passant par les lieux touristiques et les coins plus calmes où ils aimaient se promener en se racontant leurs vies respectives.
Une relation, aux limites franchies d'une simple amitié, naissait peu à peu ...


II - Engrenage

Dix neuf heures trente. Béatrice finissait de mettre la robe, qu'elle venait d’acheter. Tout en se regardant dans le miroir, elle se disait que cet achat se devait d'être absolument rentable. Elle ne pouvait se permettre une telle folie. La soirée à venir qui se dessinait sous ses yeux, devait être délicieuse. Cela faisait quatre ans qu'elle avait acheté sa dernière robe. Elle n'avait pas les moyens de dépenser son menu salaire dans des choses futiles.
Une fois habillée, maquillée et coiffée, elle se regarda une dernière fois, et se trouva jolie. La robe était toute noire, aux genoux, le col en forme de bustier présentant un petit nœud blanc. Béatrice avait troqué ses converses par des ballerines dorées. Elle s'était maquillée de manière sobre et élégante.

Ils s'étaient installés au fond d'un petit restaurant italien du quartier Montmartre. Après plus d'une bouteille de Moscato D'Asti et un apéritif plus que fort, Béatrice lui avait confié qu'elle n'avait pas beaucoup d'argent, pour ne pas dire très peu et qu'elle essayait de vivre décemment, le plus possible. Elle lui confia également ses déboires amoureux, et son manque de chance avec les hommes.
Il se prit d'un élan protecteur envers elle, et mis sa main sur la sienne en lui chuchotant : " Comment font- ils pour ne pas te rendre heureuse ? Tu es extraordinaire Béatrice "
Elle ne pouvait être plus heureuse: tout fonctionnait comme elle l'avait prévu.

Elle prétexta un retour chez elle, seule, impensable, vu tout ce qu'elle avait bu ce soir là. Ce qui était inhabituel chez elle. Alors Raphael se demanda activement quelle excuse il allait pouvoir fournir à sa femme pour expliquer le vide de sa place cette nuit, dans leur lit conjugal.

Ils hélèrent un taxi, prirent la route vers le treizième arrondissement et s'arrêtèrent devant un hôtel.

Béatrice sentait les effets de l'alcool dans ses membres, et s'allongea dans le lit en éteignant la lumière avec un dernier verre de vin. Raphael la rejoignit et alluma une cigarette, Béatrice qui avait arrêté depuis quatre ans, se surpris à la lui prendre. Ils sentirent leurs regards l'un sur l'autre, leurs épaules s'effleurèrent, leurs souffles se mélangèrent et leurs bouches se firent de plus en plus proches.

C'est alors qu'un bruit sourd et violent se projeta dans la pièce. La personne était à demi éclairée, par la lumière extérieure du couloir de l'hôtel. Raphael put ainsi distinguer que c'était un homme, grand, d'une carrure moyenne et d'une veste marron ou noir, cela il n'aurait su le distinguer. Béatrice se releva d'un coup et se mit à courir en direction de la salle de bain. Elle n'eut pas le temps car l'homme était déjà devant elle et la poussait sur le lit.
Il leur demanda de l'argent. Il les prévint tout de suite qu'il comptait sur leurs collaborations, faute de quoi il préviendrait la femme de Raphael, de l'idylle qu'entretenait celui-ci.
Il prit un plaisir sadique à lui annoncer qu'il avait un petit book de photos les concernant et que de plus il habitait dans la même rue que Raphael, ce qui faciliterait l'annonce.

Béatrice demanda à voir les photos. L'agresseur leur donna une copie. Ils purent ainsi voir défiler sous leurs yeux le voyage au cœur de Paris qu'ils avaient effectué depuis deux semaines : des mains entrelacées sous l'Arc de Triomphe, un baiser volé au coin de la place Vendôme, des esquisses de sourires sous la Tour Eiffel, une course poursuite dans le quartier Montmartre, des têtes figées et concentrées devant la tombe de Jim Morrison, un chocolat dans le jardin du Luxembourg et des tonnes de photos suivaient.

C'est alors que s'ensuivit une course contre l'argent. Raphaël s'endettait sans cesse : il vida son compte, emprunta de l'argent à sa femme, emprunta sur son assurance vie, demanda de l'argent à sa sœur, restée en Allemagne. Sa femme s'inquiétait durement de tout cet argent que son mari empruntait et le questionnait sans interruption en ayant toujours la même réponse : "J'investis dans un projet, dont, je te le promets, tu verras bientôt l'horizon."
Elle se concentra sur cette réponse et fit mine de ne pas trop s'inquiéter.
Raphaël, lui, mis en relation directe avec cette histoire, fréquentait de plus en plus Béatrice, et s'attachait à elle de manière fulgurante.
Béatrice, elle, était plus détachée, sortait régulièrement, dormait plus chez des hommes inconnus que chez elle. Elle ne toucha pas un mot à Raphaël de cela. La rencontre avec celui-ci lui avait redonné sa confiance perdue et Béatrice prenait un plaisir fou à user de son charme. Elle continuait de voir Raphaël trois fois par semaine.
A chaque rendez-vous, il lui reparlait de ce fameux soir à l'hôtel. Elle ne voulait pas en parler, ce pourquoi elle changeait toujours de sujet.
En attendant, Raphaël était soumis à des coups de fils incessants de l'agresseur, et devait toujours plus d'argent.

Quelque chose s'était cassé entre Béatrice et Raphaël depuis cette agression. Raphaël s'était raccroché à Béatrice et avait besoin de sa présence à ses côtés, autant physiquement que moralement. Cette histoire le cassait chaque jour un peu plus. Elle se détachait de lui, mais continuait à le fréquenter dès qu'il le lui demandait. Elle ne voulait pas semer le doute.

Pourtant, un soir, alors qu'il insistait encore sur l'agresseur, il lui demanda comment elle avait fait pour garder un pareil sang-froid devant lui. C'était une question en trop, elle ne répondit pas, se leva de sa chaise, partit du restaurant, et rentra chez elle à pied. Sur le chemin, elle rumina ses pensées, et se dit alors que quelque chose s'était définitivement cassé chez elle, comme chez lui. Elle ne voulait pas qu'il sache quoi que ce soit de sa vie, et elle se surprit à ressentir un sentiment de dégoût en pensant à Raphaël.
Elle le trouvait collant et détestait ça, elle voulait mener à bien ses projets et ne voulait pas se voir tout rater à cause de lui.
Elle ne le revit pas pendant une semaine, elle mit son portable sur silencieux, elle rentrait plutôt de la banque, restait dans la pénombre une fois chez elle.
Elle avait besoin d'être seule, sans personne. Et surtout pas Raphaël. Elle savait pourtant qu'il devait être fou d'inquiétude et plusieurs fois, elle crut le voir sous sa fenêtre, le matin comme le soir. Elle savait également qu'il devait être dans un état d'esprit vraiment bas, car il s'endettait de plus en plus, il ne laissait pas Béatrice se mêler de cette histoire, il devait répondre à la multitude de questions posées par sa femme. Raphaël n'en pouvait plus.

Vingt-deux heures, dix-neuf secondes. Une semaine après. Le téléphone sonna. Béatrice qui prenait son bain en écoutant son vieux CD des Rolling Stones, en fumant une cigarette, se détesta de ne pas avoir laissé le téléphone coupé. Elle baissa le volume et reconnut la voix de Raphaël. Sa voix était rauque et cassée, il la suppliait de la rappeler, il avait des nouvelles importantes à lui faire parvenir, elle entendit un souffle prolongé, elle se dit qu'il était sûrement en train d'entamer sa énième cigarette, avec un verre de Chardonnay. Elle changea d'avis en regardant l'heure, et pensa qu'il était plutôt en train de boire un whisky à cette heure avancée de la soirée.

Elle sortit de son bain, se sécha, passa un peignoir, et alla dans le salon. Elle resta dans le noir, s'assit dans le canapé, pris le téléphone dans sa main gauche, une cigarette dans la main droite. Le temps s'était écoulé depuis le message sur le répondeur. Elle alluma la télévision, c'était la fin des informations de minuit. La pièce était plongée dans la pénombre mais elle put distinguer les taches de peintures directement sortit du tube, de son cher Mathieu « La victoire de Denain » au dessus de sa télévision.
Elle vit aussi le dernier Télérama sur le point de tomber au coin de la table, un cendrier trainant au milieu du tapis, une bouteille de vin, renversée sur la table, une pochette de DVD vide sur la télévision.( …)
En réalité, Béatrice attend les cartes postales des villes de LCI, plans fixes successifs de quelques secondes, la petite musique répétitive et correcte, ce qui rassure Béatrice ce soir là. Dans le coin, à droite, un petit thermomètre et un chiffre.
Béatrice attend d'avoir les yeux qui brûlent et qui s'épuisent de fixer les zooms sur toutes ces villes de jour comme de nuit,(…) elle attend les réponses à ses questions toujours par rapport à son environnement, combien de(…) kilomètres parcourus(…) de son doigt, jusqu'à la petite touche qui représente l'icône verte du téléphone.( …)
Une fois décidée, Béatrice appela Raphael, celui-ci décrocha dès la première sonnerie. Il lui raconta alors la semaine terrible qu'il avait vécue. Ils devaient tous les deux partir, le lendemain pour New York, là ou l'agresseur les attendrait pour la suite des évènements. C’était l'agresseur lui même qui avait fournit les billets.
Béatrice attendit de voir New York sur l'écran, plein jour. Ciel gris et brumeux. Treize degrés. Zoom sur l'Empire State Building. Elle apercevait les gouttes qui s'inscrivaient sur la caméra.
Elle se dit qu'elle y serait le lendemain, et s'endormit sur cette pensée.


III- New York kaleïdoscope

Neuf heures P.M, heure locale (trois heures du matin).Béatrice est assise dans le taxi à l'arrière. Raphaël est à côté, il vient de s'endormir. Tout en observant la pluie qui lacère les vitres du taxi, l’eau qui ruisselle, sa vue(…) se brouille. Elle est tout engourdie par le sommeil, elle pense à Raphael. À son arrivée à l'Aéroport de Roissy.
Au bout d'une semaine, le changement physique de Raphaël était radical : ses traits étaient tirés, des cernes s'étaient formés sous ses yeux, ce qui lui donnait un air triste et fatigué, il avait une barbe de trois jours qui le rendait encore plus charmant. Quand il avait aperçu Béatrice, il avait souri, d'un sourire heureux mais effacé.

Les phares des voitures coloraient les gouttes agglutinées,(…) recomposées et se prêtant à une course poursuite sur la vitre où Béatrice appuyait son front. Des panneaux verts et entourés d’un blanc lumineux, surgissaient de la nuit, "The Bronx" "Center Manhattan", des fenêtres allumées où l'on distinguait des décorations de Noël et des sapins, des buildings au loin, Béatrice frissonna, le front glacé par le contact avec la vitre. La radio passait une chanson de Jimmy Eat World, elle ne se souvenait plus du titre exact, mais se rappelait du mot Christmas. Elle observe les feux clignotants, les enseignes lumineuses, puis s'endort.

Subway, downtown. Raphaël et Béatrice sont tous les deux dans le métro, ils vont à l'encontre de l'agresseur.
Ils s'arrêtent à Brooklyn Heights, il est neuf heures trente. Béatrice trempe ses lèvres sur l'orifice brûlant de son gobelet en carton de café qu'elle vient d'acheter. La température du café lui brule la gorge. Les joues glacées et rouge fraise, les mains brulées par le gobelet, Béatrice attend.
Raphael se tient à ses côtés, il la regarde et espère un signe de sa part. Il aperçoit un homme au loin, qui le tire de ses pensées, une veste marron noir indescriptible, la même que le premier soir.