_______________

L'autre je

Aujourd’hui ma vie n’est plus la même. Moi-même je ne suis plus la même. La vie est incroyable. Un seul détail, un minuscule détail, peut vous transformer intégralement, à tous les points de vue. Je dirais que c’est fascinant. Je m’arrête là pour le moment car vous, cher lecteur, qui êtes en ce moment-même en train de lire ces mots, devez vous demander pourquoi je vous dis ça, et attendez que je vous raconte quel est ce changement qui a fait de moi cette personne totalement différente. Je vais donc vous conter cette histoire. Mon histoire…


Je suis Béatrice.


Banale. Ma vie était banale. Elle et moi représentions tout ce qu’il y avait de plus banal. Je n’étais ni belle ni laide. Ni riche ni pauvre. Ni gentille ni méchante. Je menais une existence tout à fait ordinaire. Il manquait ce petit grain de folie qui fait sortir notre vie de la monotonie.


Je quittais tous les matins mon charmant domicile, situé dans le 13e arrondissement de Paris dans une de ces grandes tours qui ne ressemblait pas forcément à grand chose. Je traînais les pieds jusqu’à la station de métro la plus proche, direction la petite agence bancaire où je travaille cinq jours par semaine. Là, je faisais face aux humeurs des clients, dont le degré d’amabilité était le plus souvent comparable à celui d’un poteau électrique.

Etant d’origine allemande, j’avais fréquemment le droit à des remarques désagréables, venant de bons Français qui se passeraient volontiers de la présence d’étrangers sur leur territoire. Ils me regardaient, l’air hargneux et hautain :

« Vous dites, madame ? Je m’excuse, je ne comprends pas un mot de ce que vous dites ! »

Ils exagéraient à peine…

Après une journée de huit heures pas franchement excitante, je m’en retournais dans ma tour, qui n’avait pas changé depuis mon départ, et paraissait toujours aussi terne et triste. Vous pensez que ça leur aurait coûté beaucoup plus cher d’y mettre un peu de couleurs ? Moi non.

Enfin, elle était banale cette tour, quoi.

Tous les jours ce même schéma se répétait, sans qu’un élément extraordinaire vienne y fourrer son nez.


Je n’ai pas d’enfant, et, si ne je m’abuse, je n’en aurai jamais. J’en ai eu l’occasion avec Brian mais, à vrai dire, cela ne m’a jamais intéressée. Être maman, je le sentais, ce n’était pas fait pour moi. Est-ce que je regrette ? A quoi bon, maintenant c’est trop tard. J’ai pris l’habitude de ne jamais regretter, car j’estime que c’est se faire du mal alors que de toute façon, c’est prouvé, il est impossible pour le moment de retourner en arrière. Peut-être faut-il seulement se demander quelles sont les raisons qui nous ont poussés à agir de telle ou telle façon. Et on y trouvera toujours une réponse, car l’Homme n’opère jamais par hasard.

Tout ça pour dire que je n’avais pas d’enfant, et quand je voyais lors de mon jogging quotidien ces mamans à bout de nerfs face aux caprices de leurs enfants, non je ne regrettais pas.


Pour en revenir à Brian, je l’ai quitté parce que je savais qu’il voyait une autre femme. Une Irlandaise, comme lui. Sûrement moins banale que moi. Avec le recul, je me rends compte que j’ai fait là l’une des meilleures actions de ma vie. C’est vrai, il n’osait pas m’en parler, de peur de me blesser. C’était un homme adorable, qui souffrait à l’idée de contrarier les gens. Je ne pouvais pas lui en vouloir. Et je me suis dit que quitte à ce que nous ne menions plus une vie de couple "normale", autant que lui parte et profite pleinement de la vie avec une femme qu’il saurait aimer. Je n’étais pas aussi triste qu’on pourrait le penser. Nous avions vécu de bons moments tous les deux. Et puis, les choses changent au cours d’une vie, c’est normal. Nous ne sommes pas des robots. Nous avons une conscience, des états d’âme, des sentiments qui nous font évoluer.


J’étais donc célibataire et je ne m’en portais pas plus mal. Avoir une liberté, un détachement vis-à-vis d’un autre, ça présente aussi quelques avantages. Dans chaque situation, même la plus désagréable, il faut se dire qu’il y a toujours un point positif, aussi tiré par les cheveux soit-il. C’est la seule façon de n’être jamais déçu et de se réconforter dans n’importe quelle épreuve.

Je n’étais pas comme toutes celles qui sont envieuses de tout ce dont elles ne disposent pas. Celles qui vivent en appartement en ville qui rêvent d’habiter dans un grand pavillon à la campagne. Celles qui sont blondes qui désirent être brunes. Celles qui sont célibataires et qui souhaitent trouver à tout prix un homme avec qui partager leur vie. Je ne suis pas de celles-là. Je me contentais de ce que j’avais. C’était pour moi la seule façon d’être réellement heureuse. On est tous différents, c’est un fait, la nature en a voulu ainsi. Savoir accepter sa situation sans convoiter celle des autres est une énorme qualité et une preuve certaine de bien-être. Moi, j’étais toute petite et fluette et c’était comme ça.

Ma vie était banale et quelque fois pas « marrante » mais je faisais avec. Et, au fond, je n’étais pas plus malheureuse qu’une autre…


JUSQU’AU JOUR OU…


Le jour où tout s’envola. Ce jour qui fit de ma vie si paisible un cauchemar…


Un truc tout bête. Un dimanche midi, j’avais eu une envie folle d’un œuf à la coque. Je parcourus les moindres recoins de ma cuisine… mais aucune trace de coquetier. Pour une fois que j’avais envie de quelque chose dans ma vie, aussi minime soit cette envie, j’avais bien l’intention de ne pas reculer devant l’obstacle. Je pris mes clés de voiture, toujours soigneusement posées sur la commode de l’entrée, fermai ma porte à clé et dévalai les escaliers de l’immeuble avec l’espoir que le petit supermarché situé à quelques rues de chez moi soit encore ouvert.

Je m’installai rapidement au volant de ma voiture, garée comme à son habitude dans le parking en bas de l’immeuble, sous un arbre récemment planté qui ne présentait que quelques branches. Peut-être que si je m’étais risquée à garer ma voiture sous un autre arbre que celui-ci, ma vie aurait été moins banale… En réalité, le changement me faisait peur. Il me fallait mes repères, mes habitudes, sans quoi j’étais facilement perturbée.


Après quelques manœuvres pour sortir ma Clio de son emplacement, je démarrai en trombe. Je m’engageai sur la route perpendiculaire qui me mènerait jusqu’au Shopi.

Je m’empressai de mettre la radio. Car la musique en voiture, c’était sacré. Il me fallait toujours un bruit de fond, ainsi me sentais-je moins seule. Ne trouvant pas ma station favorite, je tapotai sur toutes les touches de l’auto-radio, jusqu’à ne même plus faire attention à la route qui se dressait devant moi…

« - OH !

- NON.

- Ce… ce n’est pas vrai. »

Je fermai les yeux… les rouvris aussitôt. Le temps de comprendre que non, je ne rêvais pas, je venais de percuter quelque chose. Ou quelqu’un.


J’ouvrais ma portière, me sentant déjà coupable d’avoir perdu ces quelques secondes. Cet infime moment qui peut s’avérer, dans des situations comme celle-là, d’une extrême importance. N’osant trop approcher, la peur d’apercevoir enfin l’atrocité de la chose, je m’avançai à pas lents, le souffle à moitié coupé, des larmes humidifiant déjà mes yeux. A ce moment-là, j’aurais voulu tout arrêter.

STOP.

Revenir en arrière. La radio, la station introuvable. La rue perpendiculaire. L’arbre dépourvu de branches. Ma porte fermée à clé. Cette clé posée sur la commode. Le coquetier. L’œuf à la coque. NON pas d’œuf à la coque ce midi. Je me contenterai d’une omelette.

C’était trop tard. J’aurai tout donné pourtant pour ne pas avoir voulu manger d’œuf à la coque ce midi. Tout donné… Mais le mal était fait.


Je retournai à la réalité, prête à affronter le fruit de mes erreurs. Je m’approchai et découvris la victime de mon imprudence. Qu’elle était gracieuse ! On aurait dit une poupée. Une jolie poupée enrobée, aux cheveux blonds et fins. Ses petits yeux étaient fermés. Elle était allongée là, devant moi, inerte. Les larmes commençaient à perler sur mon visage et une seule phrase me vint à l’esprit : « MAIS QU’EST CE QUE J’AI FAIT ? » Je m’agenouillai à côté d’elle, complètement affolée et un premier réflexe me vint à l’esprit :

« - Hé ? ho ? ma petite, tu m’entends ? » lui murmurai-je la gorge nouée, les larmes affluant toujours sur mes joues.

Aucune réponse. Comme si la situation n’était pas assez difficile, il fallait que la rue soit absolument déserte à ce moment-là. J’étais seule, la vie d’une petite fille entre les mains. Ne surtout pas se laisser submerger… AGIR !

J’accourus vers ma voiture, saisis mon téléphone portable, et tapai à toute vitesse le numéro 18, les mains tremblantes. Ils ne mirent pas longtemps à répondre. Je leur donnai ma localisation exacte, leur racontai très brièvement l’accident puis raccrochai. Je retournai auprès de la fillette, en attendant la venue des pompiers. A mon grand bonheur, j’aperçus enfin un homme en train de dévaler la rue et de se précipiter vers nous. Il était d’une allure très élancée, et de longs cheveux bruns tombaient sur ses épaules. Il me faisait penser à un des rockeurs anglais des années 70.

« - Qu’est ce qui se passe, madame ?

- Oh monsieur, c’est horrible… je vous en supplie aidez-moi… Je viens de la renverser, elle est peut-être morte... Enfin je ne sais pas... J’ai peur monsieur, j’ai très peur... Il faut faire quelque chose…, sanglotai-je.

- Calmez-vous madame. Ca va aller. Vous avez prévenu les pompiers, la police ?

- Oui… euh… j’ai appelé les pompiers. C’est tout.

- OK très bien. »

Puis il s’empressa d’approcher son oreille de la poitrine de la jeunes fille, et palpa son pouls au niveau de la gorge. Ça me rappelait ces séries américaines que j’avais pu voir le samedi après-midi dans de grands moments de solitude.

Cette attitude zen face à l’épreuve, comme j’admirais cette homme… Je me sentais affreusement cruche à côté.

« Elle est vivante » , lâcha-t-il, soulagé.

Je n’avais même pas osé vérifier auparavant de ce qu’il en était… J’avais trop peur du résultat. La simple hypothèse qu’elle soit réellement morte était pour moi inconcevable.

« Elle est vivante », me répétai-je, les yeux fermés tellement la délivrance était grande. Je reprenais peu à peu ma respiration. Le rockeur me regardait, affichant un petit sourire.

Certes, je ne savais rien de l’état de la petite… mais le fait même qu’elle soit encore en vie après l’accident terrible qui venait de se produire suffisait à m’apaiser. Je m’attendais tellement au pire… Cette sensation ne dura qu’un seul instant. L’angoisse refit son apparition et me figea.

J’entendis au loin les sirènes des pompiers qui approchaient de nous.

« Ils arrivent… »

Une fois sur place, constatant l’urgence de la situation, trois hommes déplacèrent délicatement la fillette sur une civière, et, ne m’adressant que quelques mots, l’embarquèrent dans leur camion.

Au même moment, une voiture de police fit son apparition. Un agent vint me voir afin que je lui raconte dans le détail l’accident. Puis il me proposa de me rendre au commissariat. Je le suivis, les jambes flageolantes. Un autre, ayant remarqué l’état catastrophique dans lequel je me trouvais me soutint pour m’aider à marcher. Ils m’accompagnèrent jusqu’au commissariat. Là, ils prirent le temps de m’interroger sur l’accident, me demandèrent mes coordonnées puis, constatant qu’il n’y avait aucune préméditation de ma part dans l’événement, me laissèrent partir. Ils insistèrent cependant sur le fait que je pouvais être à tout moment recontactée pour le bon déroulement de l’enquête.

Je retournai chez moi, ne réalisant pas encore totalement ce qui venait de se produire.

Une fois arrivée dans mon appartement, je m’assis sur le bord d’une chaise, le dos droit, et fixai, l’air hagard, un endroit précis du mur qui se tenait devant moi. Je restai comme cela plusieurs heures, mon cerveau complètement chamboulé et me posant toujours plus de questions. Puis, je me remis à pleurer de plus belle, la tête dans les mains.

Une pensée me vint alors, qui ne fit que me déchirer davantage :

« Si j’étais pas née, il ne serait rien arrivé. Cette petite serait chez elle riant gaiement, profitant de sa naïveté de jeune enfant et ne se souciant pas de la complexité de la vie.

Moi, je n’ai rien demandé, mais je suis venue au monde. J’aurais pu faire des choses formidables, servir des bonnes causes, être UTILE. Voilà, c’est ça. Utile. Importante pour des gens. Que je ne naisse pas seulement dans l’unique but de mourir quelques années plus tard, sans avoir laissé une trace sur Terre derrière moi. Ne serait-ce que sauver une mouche de la noyade ou donner quelques pièce à un Sans domicile fixe dans la rue pour qu’il puisse s’offrir un bon déjeuner dont il se rappellera toute sa vie.

Au lieu de ça, non seulement je n’ai rien fait d’utile, n’ai laissé aucune empreinte dans ce monde, mais j’ai sûrement détruit la vie d’une fillette innocente. »

Je me remis à pleurer.

« Qu’est ce que je disais ? Qu’il y avait toujours un point positif dans chaque situation ? Ah oui ? et maintenant Béatrice, tu peux me dire lequel ? Balivernes ! »

A cet instant même, toutes mes convictions s’envolèrent. Tout ce que j’avais pu penser ou dire auparavant… ce n’était plus que du vent. En l’espace d’une seconde, je m’étais métamorphosée. Mais malheureusement, pas dans le sens où je l’attendais. Et je ne pouvais m’empêcher de penser que le plus dur était venir.


Après une nuit tourmentée où je ne pus trouver le sommeil, la sonnerie du téléphone retentit dans mon appartement, aux environs de huit heures du matin.

Lentement, je m’approchai, et passai devant le miroir de l’entrée. J’étais d’une pâleur effrayante et de grands creux se dessinaient sous mes yeux. Dénuée de toute motivation, je décrochai. C’était la police.

« - Allô, madame Merkel ?

- Oui.

- Bonjour, ici le commissariat dans lequel vous avez subi un interrogatoire hier après l’accident.

- Oui.

- Je vous appelle pour vous donner des nouvelles de la petite. Elle est à présent dans un état stable. C’est tout ce que nous savons.

- Ah… c’est bien. Merci…

- Je vous donne son identité ? Si vous voulez lui rendre une petite visite…

- Oui.

- Elisa Morin. Elle est actuellement en soins à l’hôpital la Pitié-Salpêtrière.

- Très bien. Je vous remercie…

- Bonne journée madame Merkel. »

Je mis trois jours à me décider. Affronter la colère de ses parents et le regard fiévreux de cette enfant qui ne savait pas encore bien ce qui lui arrivait était profondément redoutable pour moi.

J’avais par ailleurs décidé que plus jamais que je ne retoucherais le volant d’une voiture.

Pour me rendre à l’hôpital, je choisis donc le métro. Tout le long du trajet, je ne pensais plus à rien. Je faisais le vide dans mon cerveau. J’étais là, plantée au milieu d’autres êtres humains, les yeux perdus au milieu de nulle part. J’avais l’impression de ne plus appartenir à ce monde. Mes pieds touchaient le sol, mais mon esprit était loin, très loin… L’annonce de la station de métro où je devais m’arrêter me fit sursauter.

Je continuais, marchais dans la rue, toujours détachée de ce monde dans lequel j’étais née. La façade de l’hôpital se dessinait à quelques rues de moi.

Je passai par l’accueil, m’égarai dans les immenses couloirs à la recherche de la chambre de la petite Elisa, gravis de nombreuses marches (je n’avais jamais supporté l’ascenseur) qui font travailler les quadriceps. La chambre 524 était à présent devant moi.


Je frappai quelques coups à la porte. Personne ne répondit.

« Est-ce que j’ai vraiment bien fait ? Il est encore temps de faire marche arrière, cette fois-ci…
Non, non. Je ne suis pas une lâche. Il faut assumer ses actes. J’assume », me répétais-je, le cœur battant très fort.

Je refrappai à la porte. Toujours aucune réponse. Je me décidai à entrer, toutefois hésitante.

J’avançai doucement dans le petit couloir qui déboucherait sur le lit de la petite, mon cœur tel un tambour dans ma cage thoracique.

Je la vis enfin. Elle était disposée sur la dos, les yeux levés vers le plafond, immobile.

J’avais amené une boîte de chocolats. Je m’aperçus que c’était ridicule :

« Bonjour Elisa, c’est moi, la dame qui ai failli te tuer l’autre jour. Oh tiens, je t’ai apporté de bons chocolats. »

Pff…

Trop tard, elle se retourna vers moi et me vit. Au même moment, une infirmière entra et me fit sursauter.

« - Bonjour, vous êtes de la famille ?

- Euh non… euh je suis une voisine ! »

J’avalai ma salive et pris mon courage à deux mains :

« J’ai appris la terrible nouvelle, et je voulais lui rendre une petite visite. »

J’affichai un léger sourire, pas très convaincant et me retournai vers Elisa.

« Comment te sens-tu ? »

Silence total.

Je retentai :

« Ca va mieux ? »

Aucune réponse ne se fit entendre. Elle me fixait toujours du regard.

Troisième tentative :

« Tu ne t’ennuies pas trop ici ? »

Complètement paniquée, je me retournai vers l’infirmière qui, constatant que je ne semblais pas très au courant des événements, m’expliqua la situation :

« - La demoiselle est victime d’une importante paralysie : le LIS. C’est un mot anglais qui signifie Locked-In Syndrom, syndrome de la fermeture intérieure. Elle a subi une lésion juste au-dessus du bulbe, si bien que son cerveau fonctionne toujours mais le reste du système nerveux périphérique ne répond plus.

- Autrement dit… ? balbutiai-je.

- Autrement dit, notre pauvre petite ne peut que se servir de son œil gauche et de son oreille droite. Ce sont les deux seules parties mobiles de son organisme », signala-t-elle, l’air profondément navré.

Je me sentis pâlir…

« Mon Dieu quelle horreur… dis-je en me mordant les lèvres. Mes chocolats, elle ne va même pas pouvoir les manger… mais quelle nulle je suis… », marmonnai-je, semblant commencer à comprendre la situation…

Je l’ai regardée, nous nous sommes fixées du regard pendant plusieurs secondes. Du moins, avec le seul œil voulant encore bien répondre aux exigences de son cerveau.

Je ressentais tellement de pitié à son égard ! Tout ça, c’était de ma faute, elle n’avait rien demandé. Elle se retrouvait terrée dans ce lit d’hôpital, seule, ayant tant de choses à exprimer et à faire partager, tant de colère à évacuer, mais ne pouvant rien faire sortir, sinon ce regard inquiet qui en disait tellement long sur son affolement intérieur…

Ne pouvant pas en supporter davantage, je sortis de la chambre, la boîte de chocolats sous le bras, telle que j’étais arrivée.


Une fois dans le couloir, je m’adossai contre le mur bleu clair, et me laissai glisser lentement jusqu’à toucher le sol. Je me mis à sangloter silencieusement, ma main devant la bouche, ne voulant pas montrer ce que j’éprouvais. On aurait pu me dire que cela ne servait à rien de se morfondre et qu’il fallait aller de l’avant. Malheureusement je n’y pouvais rien. J’étais tellement mal que les larmes venaient d’elles-mêmes sans que je puisse les en empêcher.

On m’avait toujours dit que j’étais une femme au cœur de pierre, parfaitement hermétique aux misères du monde qui m’entouraient. Ce n’était pas le cas, loin de là. Mais il est vrai que je n’ai jamais aimé extérioriser mes sentiments. J’ai rarement pleuré. Là, j’avais explosé tous les records en l’espace de trois jours. Moi-même ne me reconnaissais plus. J’avais quarante-cinq ans et pleurnichais comme une fillette de dix ans.


Et il y avait cette odeur si singulière des couloirs d’hôpital qui me rappelait des événements passés douloureux.

J’ai perdu mon père quand j’avais seize ans, d’un cancer des poumons. Avant de succomber à la maladie, il avait longtemps subi une chimiothérapie et je venais souvent l’accompagner à l’hôpital avec ma mère.

Cette odeur prit la forme d’un stimulus sensoriel qui se rangea dans la case "mémoire" de mon cerveau, ce qui n’arrangea en rien les choses et me fit frissonner.

C’est exactement comme lorsque l’on réécoute une musique qu’on avait tant écoutée des années auparavant dans un moment qui nous a marqué personnellement. Là, nostalgie, tristesse ou mélancolie s’installent en nous au souvenir de ces moments passés.


J’étais pensive et larmoyante, le regard plongé dans le vide. Une voix me surprit. Un homme tout de blanc vêtu se tenait face à moi, en chaise roulante :

« Ça va, madame ? »

Je le regardai, souriant car soulagée après ce petit sursaut.

« Oui, ça va, je vous remercie. »

Sans même savoir pourquoi, je m’empressai de lui proposer :

« - Un chocolat ?

- Avec plaisir ! On mange tellement mal ici vous savez. » plaisanta-t-il.

Cette homme, sans même que je le connaisse, m’inspirait la joie de vivre. Il s’approcha de moi et me chuchota à l’oreille :

« Normalement je n’ai pas le droit aux sucreries. Mais bon, ce n’est pas un tout petit chocolat qui va me tuer, n’est-ce pas ? »

J’acquiesçai timidement, étonnée par tant d’aisance devant une personne qu’il n’avait jusque alors jamais rencontrée.


Cet homme ne devait pas être très âgé, je lui donnais à vue de nez vingt-huit, trente-deux ans. Difficile de se rendre compte de sa taille étant donné qu’il était emprisonné dans cette chaise roulante. Il était très brun, les cheveux presque coupés à ras. De magnifiques yeux bleu turquoise illuminaient son visage. Une voix très grave m’inspirait entière confiance en cet homme. J’étais littéralement sous le charme.

Je m’aperçus qu’il peinait à avaler le chocolat. Il toussota, mais ne fit mine de rien.

« - Que vous arrive-t-il ? me risquai-je, désignant du doigt son fauteuil roulant.

- Paralysie supranucléaire progressive. Je suppose que ça ne doit pas beaucoup vous avancer, me dit-il en riant.

- Non, pas vraiment…

- C’est une maladie génétique rare, qui touche surtout les personnes âgées. Moi je fais partie des exceptions… Ca se rapproche de la maladie de Parkinson. On perd l’équilibre. La vue et la parole sont aussi affectées, et tout ça de manière progressive. C’est pour ça, je me débrouille pour me balader dans le bâtiment et adresser la parole au plus de femmes charmantes possible, avant que je devienne complètement gaga. » me dit-il avec un petit clin d’œil.

Je me sentis gênée, puis rigolai.

« - Et c’est grave ? Je veux dire, c’est mortel ? Excusez-moi, c’est très déplacé comme…

- …Non, non au contraire ! Vous savez, je comprends, c’est tout à fait normal que cela suscite votre curiosité. Oui c’est une maladie qui peut s’avérer mortelle. C’est bien pour ça que je profite de chaque jour et ne me refuse aucun petit plaisir, comme ce petit chocolat si gentiment offert. »

J’admirais cet homme. Mes yeux étaient rivés sur lui et ne s’en détachaient plus.

« - Comment faites-vous pour être si souriant et si calme malgré cette terrible maladie ? Vous êtes incroyable…

- On a dépisté ma maladie il y a maintenant un peu plus de trois mois. Ne croyez pas que j’aie toujours été aussi détendu. Au début, ce fut très dur. Très très dur. Et puis avec le recul, j’ai appris à accepter ma situation et à ne plus me soucier des gênes qu’elle entraîne dans ma vie de tous les jours. Je profite de chaque instant, m’enrichis de tout ce que je peux trouver sur mon chemin. Car tout peut s’arrêter n’importe quand. C’est assez difficile de savoir qu’on est contraint à lutter contre la mort à chaque instant, mais je m’y suis habitué.

- …

- Madame ? Ne soyez pas gênée vous savez, je me porte très bien. N’ayez aucun complexe avec moi, je vous en prie !

- Je suis désolée.

- Et vous alors, que faites-vous là ? »

Je sentis mes joues chauffer. Je devais être rouge écarlate.

« - Eh bien… je suis venue voir ma voisine qui a eu un accident de voiture il y a trois jours.

- Ah, et comment va-t-elle ?

- Pas très bien, à vrai dire… Elle est gravement paralysée.

- Aïe… quel âge a-t-elle ?

- Neuf ans je crois.

- Pauvre petite ! C’est atroce !

- Vous l’avez dit… je ne dors plus la nuit.

- Vous deviez être très proches toutes les deux.

- Euh… oui en quelque sorte. »

Je me sentais affreusement mal de mentir comme je le faisais. Ce n’était pas dans mon habitude. J’étais dans l’incapacité d’assumer mes actes, je me faisais vraiment honte…

« - C’est vraiment triste. A neuf ans, il nous reste tellement de choses à accomplir…, pensa-t-il tout haut, attristé par ce que je venais de lui dire.

- Oui… Ah ! au fait je ne vous ai même pas demandé, quel est votre prénom ? lui demandai-je, tentant de dévier la conversation pour ne pas craquer.

- Thomas.

- D’accord. Moi c’est Béatrice.

- Dites-moi, Béatrice, avez-vous l’heure ?

- Bien sûr. Onze heures cinquante-quatre.

- Ah, ça va être l’heure du déjeuner. Ici je ne peux pas manger à n’importe quelle heure, parce qu’on me prépare des repas spéciaux adaptés à mes difficultés de déglutition. En réalité, ce sont des repas intraveineux qu’on m’inflige chaque jour. Donc c’est tous les midis douze heures tapantes. »

Je ris. C’était tellement agréable de parler avec lui. J’en oubliais (presque) mes soucis.

Parallèlement, je me sentais tellement coupable de ne pas être aussi sincère avec lui que lui l’était avec moi… Sans réfléchir, je me lançai. Est-ce que je regretterais? Je ne savais pas, mais je saurais que sur le moment je pensais que je devais le faire et que je n’avais pas agi par hasard. C’est ce qui me consolerait.

« - Je vous laisse, Béatrice…

- …Attendez ! J’ai quelque chose à vous dire. »

Il semblait très surpris.

« - C’est très dur, et sachez que je m’en veux horriblement de ne pas vous l’avoir dit plus tôt… j’espère que vous ne m’en voudrez pas…

- Vous me faites peur, Béatrice, dit-il à la fois souriant et sûrement impatient d’apprendre ce que j’avais à lui dire.

- La voisine paralysée. Ce n’est pas ma voisine. »

Il semblait déçu. Il faut dire que ce n’était pas très alléchant comme nouvelle.

Allez, Béatrice, un peu de courage…

« - C’est de ma faute. C’est moi qui l’ai renversée.

- …

- Ne m’en veuillez pas je vous en supplie.

- Je ne vous en veux pas, Béatrice. »

Comme j’aimais quand il prononçait mon nom… c’était pour moi une preuve d’affection.

« - Je m’excuse de vous avoir menti ainsi. Je suis tellement sous le choc depuis l’accident… C’est encore trop dur à assumer.

- Je comprends très bien. Vous savez, j’aurais fait la même chose à votre place. Vous êtes un être humain, Béatrice, comme nous tous. Ne vous en veuillez surtout pas, car tout le monde aurait agi de la même manière. Vous savez, c’est un détail. Un tout petit détail. Je fréquente depuis trois mois des personnes gravement malades. Je me suis lié d’amitié avec des personnes que j’ai vu décéder peu de temps après. Je sais maintenant combien la vie est intransigeante. C’est la raison pour laquelle je ne veux plus me prendre la tête pour des détails comme celui-ci, me confia-t-il.

- Merci…

- Mon déjeuner m’attend.

- Je peux venir vous rendre une petite visite demain, après le travail ? »

Il afficha un très large sourire.

« - Rien ne me ferait plus plaisir.

- Très bien. Je passerai vers dix-huit heures quinze.

- Je serai là. Chambre 233. »



Je retournai chez moi, et cette fois le trajet en métro fut bien plus agréable. Je me sentais beaucoup mieux, grâce à Thomas. Cet homme avait su me redonner le sourire. Rien que pour ça, je lui devais beaucoup.

Je reprenais le travail le lendemain, après trois jours d’arrêt. Inutile de vous dire que ça me barbait… Je n’avais pas spécialement la tête à ça depuis l’accident.

Mais il le fallait.


Alors ma vie d’avant reprit, ce "métro-boulot-dodo" que vivent tant de gens. Cependant, il s’avérait qu’elle n’était plus aussi banale qu’avant. Je passais tous les soirs à l’hôpital, et papotais avec Thomas durant de longues heures. Un "métro-boulot-toto-dodo" m’attendait donc chaque jour, et il était beaucoup plus amusant que son ancêtre !

Nous nous racontions nos vies respectives, ou jouions au Cluedo et rejoignions ses camarades qu’il fréquentait maintenant depuis trois mois. Côtoyer ces gens malades, qui me faisaient partager leur vision de la vie était certainement l’expérience humaine la plus enrichissante qu’on ait pu m’apporter.

Je n’oubliais pas pour autant la petite Elisa, et passais la voir chaque soir avec Thomas et quelques uns de ses amis. Seulement, du fait de sa lourde paralysie, les communications se limitaient à un battement de paupière pour « oui », deux battements de paupière pour « non ». Cela rendait les échanges très difficiles.

Je fis entre autre la connaissance d’un homme de quarante-trois ans, avec qui Thomas s’entendait très bien. Il s’appelait Benoît. Il était victime d’une tumeur cancéreuse au cerveau, donc était très souvent en soins à l’hôpital.

Tous les trois, on se rejoignait tous les soirs dans une vaste salle au premier étage du bâtiment, destinée aux distractions des malades. Un poste de télévision et des jeux de société étaient à leur disposition. Là, on se racontait chaque jour une petite histoire de notre invention, à laquelle on réfléchissait toute la journée qui précédait. Elles nous permettaient de nous détacher un peu de ce monde et de cette dure réalité dans laquelle ils étaient gravement malades et risquaient la mort à tout moment. Cela nous faisait énormément de bien à tous les trois.


Benoît débuta : « Comme j’ai le cerveau endommagé, je ne fais que des histoire traitant du cerveau. J’espère que vous ne m’en voudrez pas. Je ne pense plus qu’à ça, je dessine des cerveaux, lis des livres sur le cerveau, rêve de cerveaux. C’est devenu une obsession ! »

Il disait ça avec un tel détachement que cela me faisait rire.

« Passons. Je vais vous donc conter cette histoire. »

L’histoire était vraiment bien trouvée et le sujet très intéressant. Il s’agissait d’un homme qui avait subi une greffe du cerveau. La première de l’histoire. Par un génie de la médecine.

C’était donc premièrement à nous de nous imaginer les conséquences d’une telle opération. En effet, nous savons tous que notre vie entière repose dans les replis de cet organe fascinant. Dans chaque cellule infiniment minuscule repose une quantité d’informations impressionnante. TOUT est dedans. Notre vie passée, nos souvenirs, nos goûts, nos convictions, nos opinions… Ainsi, un cerveau transplanté d’un corps dans un autre, c’est une vie entière intégrée dans un nouveau corps. Le receveur s’est endormi en étant quelqu’un, il se réveille en étant une toute autre personne. La "carte mémoire" de l’organisme a été intégralement modifiée. Cette machine démarrera donc une nouvelle vie…

Il passa une bonne petite heure à développer son idée. Nous étions littéralement suspendus à ses paroles tellement l’histoire nous passionnait.

Thomas nous fit partager à son tour sa petite histoire. Sur un homme qui pouvait savoir à sa simple vue quand mourrait une personne. Il était en mesure connaître la date de mort de chacun, mais pas la sienne. Là était le problème. Dans un sens, il valait mieux pour lui. Quoi de plus angoissant que de connaître le moment de sa mort ? Ainsi, il menait sa vie, en essayant bien évidemment de ne pas se retrouver dans un endroit où il serait entouré d’un groupe de personnes dont la date de décès était le jour-même. On n’est jamais trop prudent…

« - A toi Béatrice !

- Très bien. Je vais vous faire part d’une idée qui me tracasse depuis longtemps. »

Je leur racontai une histoire dans laquelle notre vie n’était en réalité un rêve, le rêve de quelqu’un d’infiniment supérieur, dont personne n’avait jamais supposé l’existence, parce qu’il n’était pas à l’échelle de ce que les humains pouvaient voir. Un peu comme les fourmis avec nous. Nous étions des fourmis dans le rêve d’un humain. Et la vie de chacune des fourmis n’était fonction que du degré d’imagination plus ou moins élevé de l’humain. Ainsi, les rêves des fourmis, qui faisaient eux-mêmes partie du rêve de l’humain, entraînaient eux aussi la vie, dans un monde infiniment plus petit que celui des humains… et ainsi de suite.

Toutes ces histoires étaient une pure gymnastique intellectuelle, mais elles étaient plus palpitantes les unes que les autres.


Au fil des jours, nos petites histoires s’avéraient être de plus en plus tordues.

Si bien qu’au bout d’un moment, j’étais plus concentrée à chercher ce que j’allais raconter à Thomas et à Benoît le soir qu’à renseigner les clients. Et puis je repensais tout le temps aux moments de fous-rires en leur compagnie lorsque j’étais au boulot. Alors les client avaient affaire à une femme qu’on pourrait qualifier à première vue de profondément niaise, tout sourire et qui n’écoutait pas un mot de ce qu’ils lui disaient. Ajoutez à cela mon accent allemand qui les insupportait et vous comprendrez pourquoi je ne tardai pas à être convoquée par mon supérieur :

« - Madame Merkel, écoutez. Ces derniers temps, beaucoup de clients sont venus auprès de moi se plaindre de votre désinvolture et de votre manque de professionnalisme.

- Je suis désolée monsieur… J’ai subi un fort traumatisme récemment et c’est encore un peu dur pour moi psychologiquement. Mais je prends bien évidemment votre remarque en considération et veillerai à ce que cela ne se reproduise plus. »

A vrai dire, cela ne me fit aucun effet. Mon expérience des deux derniers mois m’avait appris à relativiser.

Parallèlement, je me rapprochai de plus en plus de Thomas. Nous étions vraiment sur la même longueur d’onde, je m’étais rarement entendue aussi bien avec une personne.

Il m’embrassa le 21 juin. Je le sais, car c’est le jour de mon anniversaire. Et jour de l’été.

Il était allongé dans son lit, moi assise sur le rebord, lui tournant le dos. Son état s’était aggravé, et il était contraint de rester couché. Sa maladie gagnait du terrain. Il avait beaucoup de mal à parler, c’est pourquoi les communications entre nous deux étaient très restreintes. Il me tapota sur l’épaule. Je me retournai, et il m’invita à se poser contre lui. Puis calmement, il tourna ma tête et approcha ses lèvres des miennes. A ce moment-là, je me sentis vidée de toute la douleur que j’avais emmagasinée depuis l’accident.

Je n’aurais jamais pensé au moment où la calandre de ma Clio effleura l’extrémité du poil de la main d’Elisa que je puisse être si heureuse un jour.

Je le savais maintenant, c’était LUI le point positif de la situation.

Thomas mourut un peu plus de trois mois plus tard. La maladie l’avait vaincu.

J’étais complètement effondrée. C’était lui qui m’avait donné l’envie d’aller de l’avant et de continuer à vivre après l’accident. Dorénavant, plus rien ne me retenait sur cette planète.

Avant d’ingurgiter une quantité considérable de médicaments en tous genres, je me demandai : « Si je suis l’héroïne du rêve et que je me suicide, ça donne quoi ? De toute façon, si je meurs, je ne pourrai pas m’apercevoir de ce qui se passera dans l’histoire après ma mort » …conclus-je.

J’avalai une tonne de pilules. Je me sentis faiblir et peu à peu m’éteindre…

Léa piocha la gomme qui se trouvait dans sa trousse, et effaça les deux dernières phrases de sa nouvelle.

Béatrice se figurait que la vie ne tenait à rien.

En effet, sa propre vie ne dépendait elle-même que de quelques cellules cérébrales de Léa…


MLR
2008 - Ecrire avec, lire pour © Droits réservés