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Vivre avec...

Sept heures trente, mon réveil sonna. J’étendis le bras mécaniquement pour l’éteindre. Une bataille faisait rage dans ma tête pour savoir ce que j’allais faire. J’hésitai à rester encore cinq minutes dans mon lit pour me prélasser ce qui me ferait obligatoirement arriver en retard à la banque, ou alors me lever, sortir de mon lit, quitter ma couette moelleuse, maintenant, et j’aurais une petite chance d’arriver à l’heure là où je travaillais comme conseillère clientèle. Enorme dilemme !

Finalement, je pris sur moi et me levai en frissonnant. J’étais déjà arrivée deux fois en retard cette semaine et cela n’était pas très bien vu… Je me dirigeai vers la salle de bain en me cognant un peu partout, je ne m’étais pas encore habituée à ce nouvel appartement que l’on m’avait proposé après mon accident. Mes repères n’étaient pas encore sûrs. Une fois arrivée dans la salle de bain, je m’arrosai le visage avec de l’eau bien froide qui me réveilla tout à fait cette fois-ci. C’était la seule solution radicale à mon goût. Je m’essuyai le visage avec la serviette pendue sur ma gauche puis je me coiffai tant bien que mal avec ma brosse que je laissai sur le rebord de l’évier. Je reposais mes affaires à l’endroit où je les avais trouvées, cela pour éviter de les perdre ou de les chercher. Je décidai de me maquiller un peu, ce qui n’était pas chose facile. Avec beaucoup d’attention je réussis à me mettre du mascara et du crayon sans me l’enfoncer dans l’œil (pour une fois !) Je réfléchis ensuite à la façon dont j’allais m’habiller, je me posais la même question tous les matins et il me fallait au moins un quart d’heure pour trouver. Enfin je réussis à me décider : un ensemble d’un joli vert bouteille avec un chemisier blanc et pour ajouter une touche de couleur, je choisis de mettre un collier de perles roses. Après avoir enfilé mes vêtements à la hâte, je m’affolai en me rendant compte que je devais partir maintenant pour avoir une chance d’arriver à l’heure à la banque. Je me passerais de petit déjeuner. J’attrapai mon sac à main que j’avais laissé dans la cuisine hier soir et je sortis en claquant la porte, ici pas besoin de fermer à clef, la concierge surveillait toutes les allées et venues de l’immeuble. Je sortis et j’entendis un « bonjour madame Merkel ! » Je reconnus la voix de la concierge, je la saluai à mon tour, par-dessus mon épaule.

Quand je me retrouvai dans la rue, la même crainte que je ressentais à chaque fois que je sortais de chez moi, me noua l’estomac. Paris aux heures de pointe, c’est mille et un bruits qui vous entourent, qu’il faut identifier. J’entendis un passant demander l’heure à une autre personne : il était huit heures trente-quatre. Mon ventre se noua : il me restait moins d’une demi-heure. Mission impossible, ou presque lorsque que vous habitez le 13e arrondissement et que vous travaillez dans le quartier des affaires. Depuis l’accident, je devais penser à chaque geste, à chaque pas pour rester sur le bon chemin. Avant, je faisais tout cela sans réfléchir, cela me semblait si évident, c’était une sorte de routine, je prenais la même route tous les matins de la semaine, ou presque. Je tournai à gauche et me dirigeai vers l’arrêt de bus pour prendre le 11. Je sentais les gens me frôler, j’entendais leurs talons claquer précipitamment sur le trottoir.

Arrivée devant l’arrêt, je n’eus pas longtemps à attendre. Un souffle d’air m’arriva au visage et je sentis les gens s’agglutiner en se bousculant contre le bus. Je suivis le mouvement de foule et je réussis à monter sans trop de difficultés. Je restai debout pendant tout le trajet, il n’y avait jamais de place assise à cette heure-là. Je percevais l’empressement des gens autour de moi, leur énervement, la peur de manquer un rendez-vous…

Il faut avoir les nerfs solides lorsque vous habitez à Paris, c’est un concentré de stress énorme. Le bus me déposa à l’arrêt Sorbonne. Ensuite, pour rejoindre la station de métro, qui était de l’autre côté du boulevard, je devais traverser. J’attendis au feu que le petit bruit strident, annonçant que le petit bonhomme était vert, retentisse. Je n’eus pas à patienter longtemps. Lorsque j’arrivai devant les marches qui menaient à la station je marquai un temps d’arrêt. Avant je descendais ces marches sans penser que je pouvais tomber, je les dévalais. Tandis qu’aujourd’hui je faisais attention à chaque marche pour ne pas glisser, pour ne pas en manquer une. Descendre des marches était un véritable défi pour moi. Alors que je les descendais une à une, les gens couraient presque autour de moi, et je les entendais râler lorsque je les coupais dans leur élan. Une fois arrivée en bas, je tournai à droite et j’allai attendre sur le quai. Deux minutes plus tard un métro arriva et lorsqu’il s’immobilisa une porte s’ouvrit juste devant moi. J’entrai dans le métro, il était bondé comme d’habitude. Il n’y avait même pas besoin de se tenir, la masse de gens était tellement compacte que l’on ne pouvait pas tomber lorsque le métro tournait brusquement. Par contre on se marchait sur les pieds continuellement. Je sortis du métro, avec soulagement, trois stations plus loin.

Et j’arrivai encore en retard à la banque…

« Bonjour Béa ! A ce que je vois tu es encore en retard, les clients n’attendent pas, figure-toi. Tu pourrais faire un effort. »

Voici Eric, mon ex-mari. Il se croit toujours aussi supérieur à moi. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai demandé le divorce. Certes, c’est lui qui dirige cette banque mais il est toujours à côté de la plaque. En plus, cela fait quinze ans que l’on se connaît et il n’a pas encore enregistré que je ne supportais pas que l’on m’appelle « Béa », mon prénom est Béatrice !!! Il ne retient que ce qui l’intéresse…

« Oui, je sais, et je suis désolée. Mais… j’ai manqué le bus, donc j’ai dû attendre le suivant.

- C’est toujours la même histoire ! Bon, vas vite te mettre au travail. Nous avons reçu plein de messages nous demandant diverses choses. Il y a du boulot qui t’attend ! »

Et il part en me laissant en plan. Je lui lance un « Bonne journée quand même ! » Toujours égal à lui-même, il ne changera jamais. Quand nous étions mariés je n’arrivais jamais en retard : il faisait tellement de bruit le matin, sans but précis m’assurait-il, que je ne pouvais que me réveiller, et donc j’arrivais forcément à l’heure. Mais cette époque ne me manquait pas, loin de là. Nous avions fini par tomber dans la routine. De plus, nous n’avions pas d’enfant et intérieurement nous commencions à rejeter la faute sur l’autre, chose ridicule je vous l’accorde. Bref, ce divorce était une bonne chose pour nous deux.

J’arrivai dans mon bureau. Je le partageais avec Valentine et Clarisse. Etant conseillères clientèles, nous passions le plus clair de notre temps devant un ordinateur pour répondre aux questions que les gens nous posaient à propos de financements, de crédits… A cause de mon accident je n’ai pas pu avoir de promotion, j’ai quarante-sept ans et cela fait vingt ans que je passe mes journées devant un écran ou que je réponds au téléphone. Ce n’est pas une vie très passionnante mais je m’en satisfais. Je n’osais pas imaginer le calvaire que cela aurait été si elle avait été plus compliquée, déjà que depuis mon accident la vie n’était pas facile…

« Bonjour Béatrice, ça va ? C’était Valentine.
- Bonjour, très bien, merci. Clarisse n’est pas là ?
- Si, mais elle est partie nous chercher du café. »

Clarisse choisit ce moment pour faire son entrée, et une bonne odeur de café emplit la pièce. Elle passa à côté de moi, me claqua deux bises sonores sur les joues (j'ai horreur de ça, mais bon…) en me mettant une tasse de café dans les mains.

« Merci beaucoup. Ah j’allais oublier… chose promise, chose faite… »

Et je sortis un énorme paquet de spéculoos, des gâteaux qui arrivent directement de mon pays, envoyé par ma famille.

« Ce sont les gâteaux dont je vous parlais l’autre jour. Ils sont à la cannelle et ils arrivent directement d’Allemagne.

- Oh, c’est super d’y avoir pensé, merci.

- Je vous l’avais promis. Tenez, je les pose là, venez vous servir. »

Ensuite j’allai m’installer à mon bureau, j’allumai mon ordinateur et mis mon casque. Nous avions reçu plein de messages et il allait nous falloir une grosse partie de la journée pour y répondre. La plupart des messages étaient des demandes de renseignements pour tel ou tel crédit, pour des avantages clients… J’écoutais les messages et ensuite j’écrivais ma réponse.

Même si Valentine et Clarisse avaient dix ans de moins que moi et qu’il m’arrivait de me sentir vieille et décalée en les écoutant, je participais de temps en temps à leur conversation. Par exemple lorsqu’elles se plaignirent de la routine :

« Je commence à en avoir marre de faire cela à longueur de journée. Les semaines se ressemblent toutes.

- Moi j‘aimerais bien retrouver la routine que j’avais avant mon accident. Ma vie est devenue beaucoup plus difficile. Je dois penser à la moindre chose, au moindre geste. Vous au moins vous êtes encore jeunes !

Regardez ce que vous avez et non le contraire !!!

- Evidemment, tu as raison. Mais ce n’est pas une raison pour t’énerver !

- Oui, je suis désolée. Je me suis laissée emporter. Mais réfléchissez à ce que je viens de vous dire.

- D’accord, d’accord. Ne t’inquiète pas, on comprend ce que tu ressens. »

Personnellement, cela m’étonnerait qu’elles comprennent. Il faut le vivre ou l’avoir vécu pour comprendre. Enfin bon, je n’avais pas envie de les vexer. Ce n’était pas de leur faute si j’avais eu accident.

Un peu plus tard, Valentine et Clarisse se lancèrent dans un grand débat politique : nous étions en plein dans les élections présidentielles. Chacune soutenait un parti de gauche et elles argumentaient en leur faveur. Sachant que moi je votais plutôt à droite, elles voulurent me provoquer un peu et elles me demandèrent ce que j’en pensais. Je tournai la tête vers elles et leur souris. Elles savaient que c’était ma façon de répondre à une question à laquelle je n’avais pas envie de répondre. Elles n’insistèrent pas.

La pause déjeuner arriva enfin. Je décidai de rester manger au bureau, il me restait du travail et si je ne le faisais pas à midi je ne pourrais pas avoir terminé avant de partir en week-end, et je n’aimais pas cela. Je n’avais pas l’esprit tranquille. Valentine et Clarisse me laissèrent seule en tête à tête avec mon ordinateur. Je tâtonnai au fond de mon sac et sortis mon déjeuner : une salade et une pomme. Je n’entendais plus un bruit à part les téléphones qui continuaient de sonner alors qu’il n’y avait plus personne entre midi et deux. Nous étions une des rares banques du centre qui fermait à cette heure-ci.

J’avais réussi à rattraper mon retard et même à prendre à prendre un peu d’avance lorsque Valentine et Clarisse revinrent. Elles m’annoncèrent que l’on fermait plus tôt, à seize heures trente à la place de dix-huit heures, en raison de travaux que nous faisions au sous-sol. J’accueillis la nouvelle avec enthousiasme tout en me félicitant d’avoir travaillé pendant le déjeuner, heureusement que j’avais pris de l’avance.

Lorsque seize heures trente arriva, je finissais tout juste de répondre au dernier message. J’étais contente du boulot que j’avais fait. J’éteignis mon ordinateur et mis un peu d’ordre sur mon bureau. Je souhaitai un bon week-end à mes deux collègues de bureau. Je sortis de la banque et me retrouvai dans la rue. Je décidai de ne pas rentrer tout de suite chez moi et de profiter de cette belle journée ensoleillée pour aller me promener au bord de la Seine. Je tournai dans une rue à droite puis à gauche. Derrière moi j’entendis un chien poursuivre un chat en aboyant. J’imaginai le chat en train de sauter sur le rebord d’une fenêtre et de narguer le chien qui prenait un air penaud. Cette idée me fit sourire. Je me demandai si un jour je ne prendrais pas un chat… Je sus que j’étais arrivée au bord de la Seine lorsque je sentis une fine brise souffler. Je partis en quête d’un banc où je pourrais m’asseoir. J’entendis deux voix féminines sur ma gauche. Je me dirigeai vers elles et m’arrêtai à leur hauteur :

« Excusez-moi de vous déranger, pourriez-vous m’indiquer un banc s’il vous plait mesdames ?

- Bien sûr, il y en a un juste à côté, venez, je vais vous y conduire », me dit l’une d’entre elle. Quand nous fûmes arrivées, je la remerciai pour sa gentillesse et je m’assis. Je sentis la dame s’éloigner de moi. Je levai le visage et laissai les rayons du soleil me caresser doucement le visage. Je me demandais ce que je dirais si une personne venait s’asseoir à côté de moi et me demandait de résumer ma vie. C’est une pensée stupide, le genre de pensées qui vous viennent comme cela. Je lui aurais répondu quelque chose dans ce genre-là, je pense :

« Je m’appelle Béatrice Merkel, j’ai quarante-cinq ans et je suis aveugle. Il y a huit mois, alors que je rentrais à Paris après un week-end que j’ai passé auprès de ma famille en Allemagne, j’ai eu un accident vraiment stupide. Je me suis endormie au volant de ma voiture, elle a percuté un camion qui s’était arrêté sur la bande d’arrêt d’urgence. Le choc a été si fort qu’il m’a provoqué une lésion qui me coupe du monde. Je ne vois plus. Aujourd’hui tout est une question de perception pour deviner ce qui m’entoure… Et ce n’est pas tous les jours facile. Quand j’entends des « Oh, regardez comme c’est beau ! », j’ai encore un pincement au cœur car je me dis que je ne peux pas admirer ce que l’on montre du doigt, ce qui provoque des exclamations émerveillées. Avant mon accident, il m’arrivait de me plaindre de la routine, tandis que maintenant je la regrette. Ma vie est devenue une véritable lutte pour garder ma place dans ce monde. Heureusement, j’ai pu garder mon travail de conseillère clientèle à la banque, où je travaillais avant. La banque a acheté un ordinateur spécialement pour moi, en brail avec un logiciel qui exprime à haute voix ce que je ne peux pas lire avec mes yeux… »

Voila ce qu’est devenue ma vie, cette vie d’aveugle que je n’ai pas demandée mais que j’ai eue.

ABF
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