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Le bal des transfusés

« Bismarck, du nerf ! On va manquer l’ouverture des portes !

La voix paniquée de Béatrice fit tressaillir le chien jusqu’alors couché sur le canapé en faux cuir blanc. Extirpé de son sommeil sans remerciement, le labrador semblait désormais prendre cet air de suffisance tant perceptible chez les orgueilleux de ce monde. Aussi n’écoutait-il pas les plaisanteries caustiques de Béatrice à son sujet, préférant trainer avec nonchalance ses pattes en signe de mécontentement. Lorsque Bismarck arriva au pied de sa maitresse maintenant assise, celle-ci lui prit délicatement le manteau qu’il tenait dans sa gueule depuis le court trajet séparant le salon de la cuisine. Comme il était d’usage dans ce genre de situations, Béatrice s’adonna à des remontrances contre la bête :

« Tu pourrais faire un effort tout de même ! se mit-elle à geindre. Ca fait combien d’années ? Depuis combien de temps tu es avec moi, hein ? »

Bismarck scrutait la femme en pleine force de l’âge dont les lunettes se reflétaient dans son sombre regard.

« Presque dix ans… continua-t-elle d’un ton déploré. Et je crois plus que jamais avoir affaire à un chien fraichement sorti de l’école, qui écoute son maître quand son estomac plein lui permet ou quand il a rempli son quota d’heures de glandouille ! »

Même si son chien n’était pas à la hauteur de ses espérances, Béatrice continuait de caresser méticuleusement ce pelage brun soyeux qui venait si souvent se lover sur ses jambes. Il fallut d’ailleurs attendre le troisième coup d’une énorme pendule faisant beaucoup d’ombre à la cuisine naturellement peu éclairée pour qu’elle prenne conscience de l’heure et arrête de le câliner. Dès lors, les quotidiennes instructions de Béatrice envers Bismarck n’avaient plus raison d’être. En effet l’animal connaissait le comportement à adopter en cas d’urgence. Il devait devenir les yeux de sa maitresse. Des yeux vifs et prudents, prêts à affronter les rues fourmillantes de notre chère capitale.

Sitôt emmitouflée dans son manteau d’hiver, Mademoiselle Merkel se laissa donc guider par son labrador afin d’atteindre la porte d’entrée, bien que sa facilité déconcertante pour ne toucher aucun objet sur son chemin fut le fruit d’une réelle aisance de mouvement dans cet appartement pourtant modeste. Modeste par sa grandeur, non par sa décoration qui se voulait abondante, quoique mal assortie. Et pour cause, la cuisine et le salon étaient truffés de cartons à peine déballés laissant entrevoir des copies de tableaux renommées du XIXe siècle. Ainsi Van Gogh et Renoir arpentaient les lieux, l’un avec sa Nuit Etoilée, l’autre pour son Déjeuner des canotiers. Plus impressionnant encore, l’entassement des livres contre le mur mitoyen des deux pièces prenait la forme d’une montagne dont le sommet culminait au niveau des cheveux courts et épars de Béatrice ; lesquels frôlèrent la pile lorsqu’elle s’en approcha, toujours tirée par Bismarck. Malgré la luxuriance des décorations picturales, la vétusté des murs et meubles était représentative de l’état insalubre de l’immeuble dans lequel vivaient les deux compères. Ce constat n’en fut que plus frappant lorsque Béatrice dut prendre l’ascenseur pour descendre les deux étages qui l’éloignaient de la terre ferme :

« Foutu ascenseur… Toujours en panne quand on en a besoin… » grommela-t-elle en mâchouillant un chewing-gum auparavant discret.

Nul besoin d’être technicien pour le deviner, l’ascenseur était en maintenance car sa cage se trouvait cadenassée par un solide verrou à hauteur de quadrupède. La truffe de Bismarck n’en avait toutefois que faire et partit humer dans une direction opposée au palier rétro en quête d’une atmosphère revigorante pour Béatrice. Après avoir emprunté l’escalier de secours à l’extérieur du bâtiment, la maitresse et son chien arrivèrent enfin au rez-de-chaussée, embouchure d’une rue piétonne enneigée. Sous un ciel azur, le teint hâlé de la dame trahissait un auto-bronzage saisonnier, contrastant avec le blanc immaculé des allées parisiennes qu’elle traversait. Très vite mademoiselle Merkel arriva où elle le souhaitait, au vu de la soudaine lenteur de sa démarche. Sur la place d’Italie, pléthore d’individus l’entouraient. Hommes, femmes et enfants, tous espéraient avec avidité participer au débat exceptionnel qui se tenait dans la mairie du 13e arrondissement. Mais à l’instar de Béatrice, ils ne pourront prétendre avoir contribué à changer les récentes mesures prises par l’extrême-droite.

« Pff, vous aviez qu’à manifester avant aussi ! » ronchonna-t-elle de nouveau en poussant de ses frêles bras les individus ayant découvert dans sa poche une longue enveloppe, une de celles réservées aux invités.

Derrière ses lunettes noires, personne n’avait remarqué sa cécité et Béatrice n’avait pas l’intention de les apitoyer pour parvenir à ses fins. Se comporter en citoyenne incivile paraissait être la seule solution. La femme, dorénavant emprise à des rides de crispation agit donc en conséquence et tira sur la laisse de Bismarck qui s’élança au cœur de cette foule grandissante. Le risque de chuter au premier arrêt de la bête l’encouragea à hâter le pas. Qu’importe, elle n’avait plus le choix, la fermeture des portes de la mairie débutait. Dans un dernier élan de rapidité elle courut, oubliant le verglas à peine formé sous ses pieds qui l’entraina dans une brutale chute.


***

Puisse-t- l être envisageable, le réveil de notre protagoniste fut aussi douloureux que sa perte de connaissance : ses bruyants gémissements accompagnés d’une soudaine hyperactivité l’avait rendue plaintive aux yeux du personnel médical qui accourut à tout allure. Parvenue dès son réveil à balancer le pied de la perfusion remplie de morphine contre le balatum, mademoiselle Merkel s’était en fait rendue responsable d’un fréquent vacarme à la Pitié-Salpêtrière en s’automutilant, faute de ne pas encore recouvrer la raison. La présence de plusieurs infirmiers fut de la sorte nécessaire pour calmer l’agitation de la patiente dont le bras anciennement perfusé saignait à mesure qu’elle bougeait.

« Ma tête… Qu’est-ce que vous m’avez fait ? » demanda-t-elle toujours sous l’effet de l’anesthésie, les yeux dans le vide.

Un chirurgien arrivé depuis peu dans la pièce vint à son chevet :

« Tout va bien, lui dit-il. Ne vous inquiétez pas, vous êtes en salle de réveil.

- De réveil… Mais pourquoi ? C’est mon chien qui doit être mal en point… Vous l’avez vu ? Il s’est pas échappé au moins ?

- Ne vous inquiétez pas, répéta posément le médecin.»

L’infirmier qui pressait avec une compresse le bras meurtri de la femme afin d’empêcher l’afflux sanguin prit alors la parole :

« Il est entre de bonnes mains. »

Un silence pesant s’abattit dans la pièce. Béatrice soulagée de savoir Bismarck sain et sauf mit comme à l’accoutumée ses quatre sens en éveil pour essayer de comprendre ce qu’elle ne pouvait voir. Contre toute attente, le chirurgien rompit le calme mortuaire, encourageant l’infirmier à faire de même. Le jeune homme, s’apprêtant à poser une perfusion sanguine sur l’autre bras de sa patiente qui écoutait attentivement les dires de son supérieur hiérarchique.

« Madame Merkel… commença celui-ci.

- Mademoiselle, coupa sèchement la malade. J’ai beau paraître soixante ans, j’en ai dix de moins. Et puis… Il y a bien longtemps que j’suis divorcée »

Le chirurgien alors choqué du dédain manifesté par celle qu’il avait opérée une heure auparavant s’enferma dans un mutisme. En retrait du lit, une aide-soignante aux traits tirés s’approcha du chirurgien. Ce dernier lui murmura à l’oreille gauche :

« Je pense que tout ira bien pour elle. Elle arrive à bouger, les nouveaux globules rouges vont faire leur travail. »

A posteriori, le médecin somma l’aide-soignante de partir, précisant qu’elle devrait vérifier l’état de santé des personnes dont le traitement était analogue à celui de Béatrice. De ce bref échange, seule l’expression « traitement thérapeutique comme celui de mademoiselle Merkel » parvint intelligiblement aux oreilles de la concernée qui en devint fébrile :

« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? questionna-t-elle. D’autres ont été touchés par le verglas ? Vous allez me dire, c’est normal en hiver mais bon…

- Non ! On ne parle pas de votre accident mademoiselle Merkel ! rétorqua le docteur qui semblait de plus en plus douter des capacités intellectuelles de sa patiente. Je voulais juste dire qu’on vous mettra en observation cette nuit pour contrôler votre tête ! »

Sa tête. Béatrice comprenait désormais d’où provenait la migraine survenue dès son réveil et tâtonna les fines bandelettes autour de sa boîte crânienne. Celle-ci avait percuté le sol gelé suite à une stupide glissade. Une grande quantité de sang s’était alors répandue sur la terre blanche au point d’affoler les politiciens en costume ou tailleur serré dont les chaussures viraient au rouge. Quand bien même la femme avait senti ses jambes se dérober, elle n’en était pas moins demeurée consciente jusqu’à l’arrivée de l’ambulance et reconnaissait à présent la voix nasillarde de l’homme qui l’avait secourue.

« C’était vous ? Vous y étiez ? »

L’infirmier après avoir vérifié le débit sanguin du tube de la transfusion sortit sans faire de bruit. Il ne restait plus que le docteur, disposé à répondre en toute sérénité :

« J’ai fait valoir mes droits et ils m’ont pris. Je devais protester contre les pénuries de sang mais je suis ressorti dès que je vous ai vue tomber à la renverse… »

Il s’arrêta un moment.

« C’est moi qui ai appelé l’ambulance mais comme aujourd’hui était une journée à part, il y avait encore moins de gens dans le service pour traumas crâniens et j’ai dû m’en charger moi-même… »

Soudainement la bienveillance témoignée par le médecin sonna comme une évidence pour Béatrice : l’inconnu à son chevet était un homme bon. Pourtant, il était tout à fait imaginable qu’il fasse preuve de gentillesse afin qu’elle avoue son antipathie au gouvernement. Dénoncer une handicapée serait chose facile, personne ne la défendrait. A ses risques et périls, la femme décida de lui parler avec honnêteté :

« Je suis pas comme eux vous savez.

- Je sais, je sais… acquiesça-t-il en administrant à sa patiente des petites tapes sur la main en guise de sympathie. »

Le docteur s’assura que les autres malades disséminés dans la salle de réveil étaient encore endormis. Il revint ensuite auprès de Béatrice et lui tint ce discours :

« Je l’ai vu sur votre carte militante de droite et votre pass pour civiles. Comme je vous l'ai dit, je représentais la santé à ce débat, enfin j’étais censé... »

La peau brunie de Béatrice laissa place à un visage blafard rongé par la culpabilité.

« Je suis désolée… C’est de ma faute tout ça. Si j’avais pas joué les wonderwoman.

- Arrêtez un peu les remords larmoyants ! lui rétorqua-t-il en serrant le poing. Il y a pas de super-héros dans ce monde ! On a tenté la révolution et on l’a ratée.

- Quoi ? Vous êtes surs ? Mais on était tellement…

Il vérifia derechef si la salle était complètement endormie et reprit :

- Le parti sert pas le peuple, vous devriez le savoir ! Ils s’ennuyaient alors ils ont voulu entendre les plaintes… Peu importe, on pourrait en parler mille ans que ça changerait rien… Je voulais y aller par principe… Pfff… C’est devenu du grand n’importe quoi ! »

Le docteur consultait les taux d’hémoglobine de sa patiente lorsqu’il en aborda le sujet :

« Les gens sont pas au courant de ces conneries de sélection naturelle pour être apte à donner son sang. Un jour ou l’autre ça se saura… Le parti sait bien que le sang de bébé blanc chétif pas encore baigné dans le péché comme ils disent ne suffit pas à combler le manque ! »

Il leva la tête vers la poche sanguine de sa patiente. S’il restait plus longtemps avec Béatrice, la suspicion dans le service serait à son paroxysme. Aussi salua t-il sa patiente après ces derniers mots :

« Si ça tenait qu’à moi, le sang serait transfusé de n’importe qui à n’importe qui ! C’est honteux tous ces chichis ! Les banques de sang canines existent bien, pourquoi on pourrait pas profiter d’elles ?! Et puis on dit bien que les chiens sont les meilleurs amis de l’homme… »

Le médecin n’avait toujours pas détourné son regard de la perfusion sanguine et parlait comme un automate d’une thèse visiblement réfléchie :

« Chaque espèce vivante a le droit d’être sauvée, y compris l’humain… On devrait pouvoir secourir son prochain même s’il a des ailes ou des pattes. Après tout… »

Il esquissa un sourire en palpant la poche à demi pleine de sang, laquelle se vidait à compte-gouttes.

« Après tout ce sont des animaux comme vous et moi. »


***


La nuit de Béatrice fut agitée. Levée en sursaut, elle avait longé en somnambule les ternes couloirs de la Pitié-Salpêtrière.

« Pour un hôpital réputé, avait-elle susurré, il n’est pas si bien que ça. »

Ce n’était pas l’aspect du bâtiment qu’elle contestait, elle en était incapable. Ladite remarque s’appuyait sur l’atmosphère véhiculée par ces murs. Une odeur nauséabonde était en effet parvenue au nez de la convalescente. Plus précisément le parfum d’une défécation animalière. Bien qu’elle eût trouvé la veille ce breuvage olfactif repoussant, elle fut à l’instant où j’écris ces mésaventures attirée et intriguée par cette inattendue senteur au sein d’un établissement hospitalier. Les brumes de l’anesthésie se dissipant, la femme continuait sa marche dans la pénombre qu’elle semblait peu à peu apprivoiser. Et pour cause : des formes aux contours incertains lui apparaissaient, se précisant à la vitesse de son avancée.


***


« Vous avez dû rêver Madame… Si un voyant ne perçoit pas de présence humaine dans le noir, vous qui êtes aveugle… »

Telle fut l’explication fournie à Béatrice une fois son petit-déjeuner avalé pour expliquer les étranges phénomènes de la nuit passée. Cependant la femme qui venait de narrer avec la plus grande précision possible les événements contre-nature dont elle avait été victime n’acceptait pas les arguments irréfutables de l’infirmier tout ouïe pour elle. Le personnel avait qui plus est été informé des dires de Béatrice quand elle fut retrouvée près de l’entrepôt sous-jacent à l’hôpital. En compagnie d’un autre malade, elle était curieusement descendue au sous-sol normalement inaccessible, surtout de nuit. Ce fâcheux épisode n’étant pas à ébruiter, bon nombre d’infirmiers et aide-soignants avaient eu consigne de surveiller les agissements de mademoiselle Merkel en attendant sa sortie l’après-midi. Patienter dans sa chambre paraissait être la meilleure solution pour ne pas attirer davantage l’attention. Or, Béatrice ne pouvait se soumettre à un sage repos à la suite d’une si petite blessure, euphémisme qu’elle employa devant le nouveau venu peu après son arrivée. Maigre et glabre, le petit homme aux yeux bridés n’attendit la permission d’entrer et bondit prestement sur le matelas de la dame recroquevillée, persuadé d’y reconnaître une forme humaine fraternelle. Cette dernière sursauta au contact de l’inconnu dont les mains retournaient à présent son corps chétif.

Un cinéaste au vu d’une pareille scène serait sans conteste devenu hilare, jugeant le quiproquo des plus convenants au septième art ! Toutefois, la situation ne relevait en rien de la cocasserie pour le frère attristé et l’aveugle apeurée en train de la vivre. Bouche bée, Béatrice était restée de marbre face à monsieur Schneider dont les lèvres avaient formé un rictus. A vrai dire, il ne pouvait cacher son embarras ainsi que sa déception :

« Je suis désolé… J’sais pas ce qui m’a pris de me jeter sur vous comme ça, je croyais que c’était mon frère ! »

La dame ressentit alors les bienfaits d’une baisse d’adrénaline. En réalité, l’odeur qui se dégageait de l’organisme de l’individu l’enivra. Il avait une saveur délectable, identique à celle de son acolyte parti en expédition hospitalière les douze coups de minuit sonnés.

« Markus… Je te reconnais ! »

Sans réponse de la part de monsieur Schneider, Béatrice continua pleine d’entrain :

« Ils me prenaient tous pour une dingue mais je sais que j’avais raison ! »

Gêné, le garçon désormais debout était hésitant. Malgré un prompt désir d’évasion loin de cette dame qui prétendait le connaître, il réfutait sa folie. Limpide en était la raison :

« Vous… l’homme bégaya… Vous connaissez mon frère ? »

Interloquée, Béatrice blêmit de nouveau :

« Vous êtes pas Markus Schneider ?

- Non… C’est mon frère… C’est pas la première fois qu’on nous confond…Vous savez pourquoi…

- Pourquoi ? répliqua Béatrice intriguée.

- Parce qu’on est jumeaux pardi ! rétorqua-t-il agacé. »

Marius comprenait fort bien la confusion. Cependant, le fait que la convalescente puisse être non-voyante lui avait échappé. Aussi ne s’arrêta –il pas sur ce détail et essaya d’en savoir plus sur la relation qu’elle pouvait entretenir avec son frère :

« Mais je vous ai jamais vue avant ? questionna-t-il un peu soupçonneux. Vous connaissez depuis longtemps Markus ? »

La dame sut dès lors qu’elle devrait révéler ce qui s’était passé durant la nuit, tout du moins les vagues souvenirs restés enfouis dans son subconscient. Car il s’agissait, autant que cela puisse dérouter, du subconscient.

« Cette… depuis cette nuit » murmura-elle, les yeux toujours dissimulés par sa paire de lunettes noires.

Béatrice qui venait brillamment de susciter la curiosité de monsieur Schneider entendit l’homme revenir sur ses pas afin d’atteindre un fauteuil qu’il n’avait jusqu’alors pas remarqué. Les sobres couches de peinture blanches au mur lui rappelèrent combien il détestait les hôpitaux. Il était revenu à la Pitié-Salpêtrière pour effectuer une visite post-opératoire de contrôle. Ensuite il s’était empressé de monter les trois étages à la recherche de son frère dont l’état de santé l’inquiétait.

« Lui aussi m’a parlé au téléphone d’un odorat surdéveloppé » a t-il avoué à la fin de la tirade merkelienne.

Le contenu de cette dernière relatait succinctement les événements passés et à venir, de son accident jusqu’à l’interdiction d’être en contact avec d’autres personnes avant sa sortie d’hôpital.

« Je suis surprise que vous soyez toujours là !» fut en outre l’une des remarques de Béatrice, étonnée d’être ininterrompue par un membre hospitalier. Marius, ainsi angoissé par la potentielle venue de gens qui l’interrogeraient sur sa présence dans cette chambre se montra également concis en paroles. Sa curiosité n’étant pas rassasiée, il compara l’expérience de son frère avec celle de la femme :

« Il m’a dit qu’il pouvait sentir les choses à des kilomètres à la ronde, soupira-t-il, le visage caché derrière de longs cheveux bruns. Mais c’est pas ça le pire… »

Une animation tonitruante se déployait dans le couloir ; des patients alertés par le bouche à oreille appuyaient sur leur sonnette afin qu’on leur fournisse des explications sur ces non-dits affolants. L’homme reprit à voix basse, la tête haute, le regard absent. Dès qu’il avait eu connaissance de la cécité de Béatrice, il ne trouvait plus essentiel d’essayer de capter son attention :

« Ca fait deux jours qu’il est ici. Si ça se trouve ils l’ont déjà fait sortir comme ils comptent vous faire sortir ! Hier il ne m’a pas juste parler de l’odorat…»

Monsieur Schneider commençait à gratter nerveusement son plâtre.

« Il est excité par les filles, brutalement j’entends ! Il a des pulsions sexuelles, il arrive à se retenir pour l’instant mais ça risque de pas durer…

- Eh ! interrompit Béatrice offusquée si l’on en croyait son balancement de tête qui la fit alors souffrir. Vous êtes sûr que ça a un rapport avec nos histoires ?!

- Mais oui ! Mon frère est gai, il a jamais été attiré par les femmes… C’est pas le corps qu’il veut à tout prix, c’est l’acte lui-même ! C’est comme s’il avait un instinct sexuel, faut que je trouve quelque chose à faire… Dites ?

- Deux secondes…»

Béatrice eut tout à coup de faibles picotements… Elle qui n’avait jamais eu l’occasion de sentir cette partie, l’émotion était intense. Son globe oculaire semblait s’ouvrir au monde. Un monde nuageux, grisâtre mais dépourvu du noir absolu dans lequel elle était retranchée depuis sa naissance.

« Bismarck ! se mit-elle à hurler. Bismarck je crois que je vois ! »

Béatrice s’était entendue modifier l’agilité de sa voix. Il était rare qu’elle rende son timbre si léger et clair. Proche d’une étoile montante de l’opéra, elle comprit néanmoins aussitôt son erreur, prémices du départ précipité de Marius. Par crainte d’être découvert, celui-ci s’en était allé en courant, laissant la porte ouverte. Comme put le noter la dame dont le crâne momifié lui assurait la bienvenue au sein du service, les infirmiers, aide-soignants et docteurs avaient certainement reçu un contrordre afin de la laisser tranquille. Effectivement, la traversée diurne du deuxième étage s’avéra d’une simplicité enfantine grâce à l’attention particulière que portait le personnel médical à chaque patient. Exceptée Béatrice. Rasant les fines cloisons d’un pas ferme et décidé, elle ne pouvait concevoir sa "normalité". Certes, cette vérité la ravit, il suffisait de contempler sa mine radieuse et la démarche qu’elle arborait pour s’en assurer. Néanmoins elle ne voyait pas la vie en rose, ni en vert, ni en rouge. Plongée dans le fantasque, le fataliste retour à la réalité n’en serait que plus bouleversant.


***


« Deux fois ! chantonna-t-elle. Deux fois sans Bismi ni allié que je descends ces escaliers»

Rimes faciles et rythme dans la peau accompagnaient Béatrice dans son parcours. A mesure qu’elle descendait, l’odeur de son chien se dessinait sous son nez. Elle parvenait presque à palper le parfum corporel de la bête au moment où elle fut arrêtée :

« Pardon madame ! Vous ne pouvez pas aller plus loin, c’est réservé aux membres au personnel de l’hôpital ! »

Le stagiaire se précipita en face de mademoiselle Merkel et lui barra l’accès à la porte massive qu’elle avait empruntée de nuit. Composée d’aluminium et de tôle laquée, celle-ci ne laissait plus entrevoir les marches menant à l’entrepôt.

« Vous avez peint l’écran de la porte pour qu’on puisse pas voir ce qu’il y a derrière ? questionna Béatrice avec rhétorique, abasourdie par ce que l’établissement avait pu échafauder pour cacher certains détails.

- Mais de quoi vous parlez ?! objecta le standardiste d’une tangible innocence. »

La convalescente reprit son air grave tout en examinant la vaste salle d’accueil. Dès qu’elle perçut l’imposante stature du jeune garçon, elle recula. C’était la première personne qu’elle vit de ses yeux et elle aurait voulu qu’il en soit autrement. L’être humain, bien que vêtu de l’ensemble rouge caractéristique des apprentis standardistes, était à l’image de son environnement, fade, sans éclat, insipide.

« Bon, ne restez pas là, j’ai des consignes vous savez… C’est un passage très utilisé par les urgentistes. »

Poussée avec bienveillance, Béatrice retourna à petits pas vers le guichet d’accueil, stoïque malgré la douleur dans son crâne.

« Asseyez-vous, poursuivit le standardiste. Vous voulez que je joigne votre famille ? Attendez que je regarde quand vous devez sortir et je suis à vous…

- Je peux sortir, c’est écrit là. »

La dame lui donna un certificat de sortie anciennement déposé dans sa chambre et perdit le peu de jovialité qu’elle avait acquise au cours de la contemplation des lieux.

« Appelez personne ! poursuivit-elle. Je suis seule, j’ai pas d’enfant, il me reste que les affaires de mon mari qu’il m’a données au divorce, des livres et des peintures. Et puis mon chien, chuchota-t-elle mélancoliquement »

Béatrice jeta un vif regard vers la porte interdite d’accès.

« Mon chien, rendez-le moi j’vous en supplie ! Je sens qu’il est là, je le sens je vous dis ! »

La femme montrait maintenant du doigt la fameuse porte lorsqu’elle fut légèrement secouée par le standardiste, frappé de stupeur. Il ne comprenait pas la raison de cette crise de panique et s’empressa de lui répondre d’une voix assurée, rabaissant la main droite de sa cliente :

« Voyons Madame, votre chien ne peut pas être là-bas ! Il doit être à la garderie animalière, y’a pas de problème, calmez-vous un peu… »

Une ambulance pétarada près des portes coulissantes des entrées des urgences, interrompant aussi volontairement que judicieusement la discussion avant qu’elle n’aboutisse à une rixe. La dame reconnut une nouvelle fois Markus ou Marius avant même de le voir, uniquement par son odeur qu’elle ne pouvait différencier entre frères jumeaux. Surprise et inquiète, elle courut vers le brancard sur lequel se tortillait le garçon qui semblait être porteur de la rage ! En effet le blessé avait des tics nerveux incontrôlés et incontrôlables. Ce n’était pas le seul individu dont elle pouvait à présent avoir un souvenir visuel : le docteur N’Mansour qui l’avait secourue la veille s’occupait de monsieur Schneider et lui administrait une piqûre. L’identité masculine dévoilée par la voix familière du médecin lui permit de reconnaître avec certitude qu’il s’agissait bien d’un des jumeaux.

« Faut qu’il arrête de se ronger à sang ou faudra encore le transfuser… Markus, vous m’entendez ? »

Concentré sur les soins qu’il préconisait à son patient, le docteur ne remarqua pas Béatrice. Celle-ci, dans la cour externe de la Pitié-Salpêtrière, était une spectatrice attentive des événements.

« Vous allez dormir, je vous ai injecté un somnifère, déclara le médecin.

- Je veux pas de votre drogue ! riposta le souffrant avec une fureur inégalable. C’est parce que je suis un ressortissant allemand qu’on va mal, mon frère et moi ? Attention j’aurai des preuves ! Y’a pas que moi, je les ai vus les autres, et puis Merkel aussi, elle est d’origine allemande avec un nom pareil et son accent… Oui, c’est un complot de nationalités !

- Appelez-moi Frankenstein tant que vous y êtes ! s’insurgea monsieur N’Mansour. Nan mais je rêve ! Je fais tout pour vous aider et vous vous plaignez ! Je suis pas xénophobe, vous m’avez regardé ? Je suis africain… »

Monsieur Schneider s’endormit avant la fin des sermons du docteur. Béatrice retourna dans la salle d’accueil. D’un pas décidé, elle se dirigea vers la même porte que précédemment, déterminée à retrouver son chien et quitter en sa compagnie cet établissement auquel elle associait une ombre ô combien menaçante. Mais la dame fut de nouveau stoppée par le standardiste aussi pâle que les plaies béantes de son ami Markus, enfin se figurait-elle. Car le rouge lui apparaissait d’un jaune éteint, très éteint. Abattue d’être impuissante face à cette conspiration médicale, elle décida d’aller dans le cabinet de monsieur N’Mansour. Il ne lui fallait aucun plan pour se diriger, seul l’odorat dégagé par l’homme lui servait de guide. Aussi parvint-elle rapidement dans la salle d’attente où elle fut houspillée dès son arrivée :

« Chut ! Ne faites pas de bruit ! Il dort ! »

L’auteur de ces réprimandes se trouvait face à la protagoniste. De près comme de loin, Mademoiselle Merkel ne put dissocier le vert bouteille tapissant les murs de la blancheur des cheveux de la secrétaire ; lesquels trahissaient une sénilité précoce. Béatrice se vit autoriser une consultation immédiate chez le docteur lorsqu’elle comprit enfin l’objet de la précédente requête. Plongé dans ses songes, un homme restait debout contre le coin droit de la pièce, masquant sa présence.

« Heu, il doit passer avant moi celui-là ? »

Béatrice aurait souhaité l’interpeller afin de savoir s’il jouait un rôle mais elle fut dissuadée par les sévères froncements de sourcils de l’employé.

« Non, monsieur Than doit d’abord se réveiller ! Asseyez-vous ! lui ordonna t-elle. »

Mademoiselle Merkel n’eut le temps de rassasier sa curiosité qu’elle dut se rendre auprès du médecin.

« Venez, pressa t-il, j’ai beaucoup de monde à voir encore aujourd’hui »



***


Bismarck était vivant, assis pas terre, aboyant quand il reconnut sa maitresse. Cette dernière avait senti le parfum de la bête sur la blouse de monsieur El Mansour. En le caressant, elle ne remarqua pas les poils collés au niveau du ventre, conséquence d’un écoulement sanguin. Comblée, elle n’avait plus aucun reproche à faire à son sauveteur de la veille, si ce n’est celui de lui avoir fait craindre le pire. Les innombrables questions en suspens trouveraient réponse, elle en était persuadée. En outre, le médecin sut vite dissiper ses inquiétudes vis-à-vis de sa vue, lui indiquant qu’elle devait suivre les lois de la nature et attendre que le temps fasse son œuvre.

« Un bébé voit mal à la naissance, lui expliqua-t-il. Or, vous avez la vision d’un nouveau-né puisque votre perception visuelle vient d’apparaître. Estimez-vous déjà miraculée ! »

Durant la consultation, un quelconque complot médical fut réfuté par l’homme, affirmant que tout était fait au mieux pour aider les patients. Cela devait être exact, Béatrice ne pouvait nier les soins prodigués par le personnel médical. Seul l’état plus qu’anormal des malades hospitalisés devait encore être abordé. Ainsi, alors qu’il écoutait le récit des phénomènes survenus la nuit passée, monsier El Mansour finissait d’écrire un compte-rendu expérimental dans lequel son interlocutrice était mentionnée. A l’évocation des noms « Merkel, Thau et Schneider » correspondait la mention « rétablissement complet après transfusion canine, de rat ou de cheval ». L’ordinateur affichait de plus un document sur les sens du chien, traitant notamment de son daltonisme, de sa faible vision, de son odorat surdéveloppé par rapport à l’Homme.

Au cœur de l’entrepôt situé deux étages en dessous du cabinet, un nombre considérable d’animaux cohabitaient. Rongeurs, bovidés et équidés étaient tour à tour mobilisés par deux infirmiers qui leur prélevaient du sang. L’un d’eux, déjà connu pour avoir posé une poche de sang à mademoiselle Merkel lors de son opération de la boîte crânienne, prit la parole :

« Il va falloir faire de la place, le docteur N’Mansour m’a dit qu’il y aurait une importation tout à l’heure d’oiseaux et rapaces de son pays… »

HR
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