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Le mauvais personnage

La pleine lune déversait une lumière phosphorescente dans la nuit noire et plongeait ainsi le centre commercial dans une atmosphère angoissante. La vitre de la porte principale avait été brisée quelques dizaines de minutes auparavant et une alarme stridente retentissait dans le couloir. Une voiture de police stationnait sur le parking. Leurs propriétaires avaient pénétré dans la galerie et arrivaient déjà à hauteur du grand magasin. Une odeur pestilentielle en infestait les rayons, et les deux officiers furent bientôt pris de nausée. Un étrange bruit semblait provenir du rayon multimédia. Il s'apparentait à une sorte de vomissement.

Au fur et à mesure qu'ils avançaient, le bruit et l'odeur devenaient de plus en plus répugnants, ce qui laissait penser que la cible était proche. C'est alors qu'ils furent pris d'une stupéfaction des plus fortes lorsqu'ils arrivèrent à hauteur du criminel. Au milieux du rayon de DVD se tenait un cadavre animé. L'avancement de sa décomposition ne laissait connaître son identité sexuelle. Le mort-vivant arrachait brutalement les films de leurs étagères, régurgitait une substance acide qui rongeait leurs boîtiers, puis avalait bruyamment les disques lumineux.

« Béatrice Merkel, jeune femme brillante et ambitieuse, qui avait malheureusement noyé ses aspirations dans l’engrenage fatal du confort matériel, aurait le mois dernier fêté son cinquantième anniversaire. Elle était arrivée en France très jeune et avait rapidement été confrontée au choix crucial qui allait, par la suite, déterminer le cours de sa vie. La jeune femme ambitieuse n’en était effectivement pas moins lucide et avait su assurer une stabilité financière par le biais de divers emplois qui, au fil des années, s’avéraient requérir de plus en plus de responsabilités et de temps. Cela avait fini par nuire considérablement aux activités annexes de Béatrice qui était supposée faire éclore de véritables projets artistiques. Arrivée à l’âge de trente ans, elle avait donc acquis la place confortable de conseillère clientèle dans une banque, un crédit pour son appartement situé dans le 13e arrondissement de Paris, et l’anéantissement total de ses projets dans le milieu du théâtre qui étaient pourtant la raison de sa venue en France. Ainsi Béatrice construisait les fondations d’une vie excessivement austère. Sa frustration se serait enfouie dans l’aménagement ultra-rectiligne de ses meubles Ikea pour vicieusement ressortir un jour d’octobre, afin d’achever la longue agonie de cette femme à qui la vie urbaine moderne avait tant pris. »

Béatrice sentit une douleur lancinante dans l’estomac et balança le tabouret, d’un geste répulsif, de l’autre côté de la pièce. Elle s’était essayée à imaginer, l’espace de quelques secondes, ce qu’aurait donné un écrit sur sa vie et cela lui avait atrocement déplu. Certes, elle était désespérée, seule et complètement déprimée, mais si un de ses traits de caractère demeurait intact, c’était son amour-propre, paradoxalement, et cela même dans la mort. Quel genre de personnage suis-je ? Ne cessait-elle de se demander. Et toujours cette image insupportable en filigrane, dans sa tête, celle qui avait déclenché son élan d’égocentrisme et qui la rendait de plus en plus malade, à chaque fois qu’elle y réfléchissait. Elle voyait une production française, dirigée par une espèce de Klapish très en forme où le propos soi-disant anti-conventionnel dénonce de manière médiocre le thème déjà trop usé de l’ennui professionnel routinier. Non, la vérité est que Béatrice s’était laissée aller aux joies des plaisirs simples, effrayée par la complexité de la vie et ne constituait en rien l’illustration d’un ras-le-bol général de parisiens embrigadés.

Et pour ainsi dire, la vision insupportable de ce pâle reflet d’elle-même plongea Béatrice dans la pire des angoisses. En tant qu’ancien metteur en scène, elle ne pouvait concevoir qu’on lui confectionne un tel personnage.


A travers les trous de la toiture abîmée, quelques rayons blafards de la lumière crépusculaire éclairaient étrangement la pièce. Une forte odeur d’humidité se dégageait des murs et du plancher. Béatrice se tenait là, immobile, au milieu de la pièce, et fixait son attention sur le balancement élégant de la corde.

Ahhh… s’époumona Béatrice.

C’en était trop. Elle se tordait de douleur sous la torture de ce défilement insupportable d’images. Le chant des oiseaux commençait à égayer les environs. Béatrice, gémissant pitoyablement sur le plancher de son grenier, s’arrêta brusquement lorsqu’un gros rayon de soleil qui s’était frayé un chemin parmi les tuiles manquantes, éclaira son visage jusqu’à l’aveugler.

Tout en mangeant dans un fast-food coquet du 13e, Béatrice fixait, à travers la vitre, les différentes petites scènes qui se déroulaient dans la rue. La porte d'Italie. Des gens l'avaient forcée à habiter là, cela faisait partie des contraintes. Néanmoins, elle avait su s'en satisfaire en apprenant avec beaucoup d'excitation que c'était le quartier ou avait grandi le petit Jean-Baptiste Reinhardt, dit Django. A travers la vitre elle voyait donc un très jeune garçon muni d'un banjo qui marchait au bord de la route d'un pas étrange. Une incroyable expression de sérénité éclairait son visage et il semblait comme profondément perdu dans les nuages. C'est alors que le jeune Tzigane trébuchait sur le trottoir et se relevait dans un élan de rage, contorsionné par la colère. Puis quelques secondes plus tard, il redevenait calme et serein. Et il repassait sur ce trottoir en boucle. Puis trébuchait, et repartait.


Béatrice fut ramenée à la réalité par l’étrange goût qu’elle avait dans la bouche ; en effet, son hamburger était chimique et froid mais il y avait quelque chose d’autre, un goût acide. Elle constata sans trop de surprise que le pus de ses ampoules avait dégouliné le long de ses doigts et baignait la surface du pain supérieur du sandwich dans sa quasi-totalité. Béatrice posa délicatement son hamburger sur la table et le fixa longuement, absorbée par l’aspect ramolli et jaunâtre du pain brioché. Il s’apparentait à un morceau de chair joufflue et pourrie, d’où se dégageait l’odeur pestilentielle de la putréfaction des corps.

Ses doigts étaient en feu, et le liquide acide qui dégoulinait des plaies commençait à lui ronger la peau. Elle décida donc d’aller se laver les mains.


La pièce était petite mais remarquablement haute et, lorsque Béatrice y entra, elle se sentit étrangement en accord avec ce décor vertical. Elle eut de la difficulté à trouver le robinet d’eau froide de part la pénombre qui régnait dans cet endroit. Un faible rayon de lumière éclairait cependant la salle d’eau, plongeant d’une haute lucarne, et traversant ainsi la pièce de haut en bas, pour finalement projeter une ombre informe sur le carrelage défoncé. Ce lieu fascinait Béatrice. Il lui semblait que cet endroit étroit lui était de manière très lointaine familier et en même temps tout à fait inconnu ce qui la plongeait dans une angoisse confuse qui n’attisait qu'encore plus l'obsession de son esprit tordu. Sur le miroir accroché au mur, les propriétaires avaient affiché un article tiré d’un quotidien. Elle alluma la lumière et lut attentivement ce qui s'avéra être le programme d'un cinéma branché du quartier. Le Péril jeune. C'était le nom du film qu'on passait ce soir, et c'était aussi un des films que Béatrice détestait le plus, mais ce fait ne la dissuada pas de se rendre à la séance. Curieusement, Béatrice avait une envie pressante de connaître cet endroit et peu importe dans quel but, ou au prix de quels sacrifices. Cette idée lui semblait être venue au bon moment, au bon endroit, et de la bonne manière. Béatrice aimait s'abandonner aux surprises de l'improvisation et s'amusait parfois à se persuader que les idées qui lui traversaient l'esprit étaient les meilleures qu'elle aurait jamais pu espérer avoir. C'est ainsi qu'elle se retrouva au milieu des intellectuels et des étudiants en cinéma arrogants dont le cinéma branché en question foisonnait.


C'est dans le couloir du premier étage de la Toile marginale que Béatrice errait depuis déjà dix minutes. Elle avait assisté à la séance du Péril jeune qui avait débuté à vingt-et-une heures précises et s'était miraculeusement vu déscotchée de sa bobine les cinq minutes de publicité convenues. Bref, Béatrice avait quitté la salle à vingt-et-une heures trois, après le générique d'introduction, il devait donc très exactement être vingt-et-une heures treize. Décidée à en avoir pour son argent, elle allait de portes en portes épier par les hublots magiques teintés bleu nuit le déroulement des autres histoires. Dans la salle 1, on passait un classique du genre, qu'on eut peine à ne pas voir traîner dans les parages. Le fameux tueur sombre de Lang qui rôde dans les cinémas de quartier avait une place bien importante dans l’estime de Béatrice. En effet, son père lui avait un jour dit que sur cent individus prétendant avoir M le Maudit chez eux en vidéocassette, seulement une dizaine l’avait un jour même vu. Cette phrase l'avait beaucoup marquée, et pour cause, elle lui inculqua du même coup la notion de pourcentage, de culture, et de prétention. La deuxième salle diffusait l'excellent Some Like it Hot et cela eut pour effet de rendre Béatrice toute hystérique, la scène étant en plus celle du tango du travesti Jack Lemon. Ce film était tout simplement le plus drôle qu'elle n'avait jamais vu et avait souvent su alléger quelque soirée glauque.

Plus Béatrice avançait dans le couloir, plus elle éprouvait une sympathie toute nouvelle pour ce cinéma qui portait, certes, un nom ridicule mais qui semblait contenir quelque projectionniste intéressé.

La troisième salle diffusait l’Empire contre-attaque, deuxième opus de la saga de Lucas. Qui avait osé croire que les arrogants ne pouvaient eux aussi doser leur scepticisme et plonger dans l'incomparable plaisir d'un bon film de science-fiction américain à succès ? A cette pensée Béatrice fut atteinte d'une remise en question un peu gênante : elle même avait fait preuve de scepticisme arrogant envers des personnes à qui elle reprochait les mêmes tares. Bref, après s'être sentie coupable elle se rappela que n'ayant absolument aucun échange avec qui que ce soit en dehors de son travail, personne n'aurai pu se rendre compte de l'absurdité que ses logiques prenaient parfois.

Perdue dans ses esprits, Béatrice passa devant la porte 5 et arriva à hauteur de la bifurcation du couloir. Après un temps d'égarement profond, elle rebroussa chemin et approcha sa tête du hublot teinté. La pièce était entièrement vide. Pourtant un film défilait sur l'écran mais la surface singulièrement ovale du hublot ne laissait pas percevoir suffisamment distinctement l'action. Béatrice poussa la grosse porte noire et pénétra dans la salle. Elle était effectivement totalement vide, ainsi que la cabine de projection. Intriguée par cette curiosité, elle ne regardait pas l'écran, et ne prêtait aucune attention au film, jusqu'à ce que ces mots retentissent : « Vous voyez que je ne suis pas fou : hier, vous, trois spectateurs sains, avez été témoins de mon expérience. Oui, j'ai créé la vie, et maintenant je sais ce qu'on ressent lorsque l'on est Dieu » Un frisson parcourut le corps de Béatrice. Le Frankenstein de James Whale. Elle se trouvait seule, dans une salle de cinéma déserte qui projetait le Frankenstein de James Whale. Comment avait-elle pu oublier l'effet que ce film lui faisait ? Elle se rappelait la passion qu'elle avait éprouvée en le regardant dans son enfance, la fascination poussée à son plus haut degré, l'impression oppressante qu'il y avait quelque chose derrière, quelque chose qu'elle manquait, le désir incurable d'attraper cette chose et de la garder précieusement. Et maintenant, la confusion de la joie d'avoir retrouvé ce trésor d'émotion et de la peine d'avoir laissé cette fascination de côté. Les horribles caractéristiques qui lui avaient été imposées avaient obligé Béatrice à compenser la médiocrité de son personnage dans l'adoration de ceux qu'elle estimait. C'est pourquoi à environ vingt-et-une heures trente, dans cet endroit incertain, Béatrice eu certainement l'envie la plus étrange, mais aussi la plus intense qu'on put avoir : elle ne voulut plus qu'une chose dans ce monde, quitter son décor pour celui de Frankenstein. Elle avait trop longtemps vécu dans cet environnement auquel elle n'appartenait pas. Béatrice ne voulait plus dépendre du hasard de contraintes décidées en un tour de table. Elle haïssait ce personnage et elle haïssait les sous-entendus qu'il comportait. Aurait-il fallu qu'elle se rebelle contre la tristesse de l'existence d'un parisien moyen qu'elle constituait ? Sans doute. Mais elle n'en avait pas envie. Béatrice voulait fuir. Mais les contraintes étaient obligatoires. Peut-être le Frankenstein de James Whale avait une petite place dans sa pellicule pour un personnage de nanar français en fuite ? Une figuration ? Oui, lors de la scène de la fête du village, il y aurait sûrement un rôle de figuration. En une courte fraction de seconde, Béatrice se vit propulsée dans le film. Elle errait, de scène en scène dans le moulin des expérimentations, au bord du lac, dans la scène d'ouverture du cimetière, dans le décors des montagnes ou a lieu la chasse de la créature... Malheureusement le générique sortit Béatrice de sa rêverie. Il était temps pour son personnage de reprendre place dans son environnement. Demain, elle irait à la banque, et elle prétendrait en avoir assez de ce quotidien monotone. Peut-être les scénaristes lui prévoiraient une rencontre, un bouleversement qui bouclerait la boucle de l'histoire réchauffée de l'émancipation du train-train des quinquagénaires du XXIe siècle. Quoi qu'il en soit, ce serait pénible.


Béatrice ne se doutait pas que par une chance inouïe, le scénariste en chef du projet allait mourir d'un accident vasculaire cérébral et serait remplacé en vitesse par son assistant, un jeune propriétaire de vidéo-club amateur d'Ed Wood et de vieux films d'horreur de série B. Voici donc les dernières lignes du script réécrites par ce dernier :

Béatrice mourut cette nuit-là d’un accident vasculaire cérébral. Elle n’avait bien entendu pas réussi à fusionner avec la pellicule de ce vieux film hollywoodien qu’elle affectionnait tant. Il est cependant amusant de préciser que trois ans après son décès, un film de Klapish s’inspirant de sa vie sortit dans les salles françaises. Et qu’on le crût ou pas, le choc fut tel que le cadavre de Béatrice se retourna dans sa tombe et prit surnaturellement vie. Depuis ce temps il erre donc dans Paris le Zombie de cette femme qui, selon la légende cambriole magasins et vidéo-clubs, dévorant les films qui ne lui plaisent pas, et les remplaçant par ses favoris.

LG
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