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L'enfant de l'espoir

2024, le climat étant devenu complètement instable – les hivers se faisaient de plus en plus froids et les étés de plus en plus chauds – le gouvernement construisit de nombreuses petites salles dites "de secours", dispersées à travers la capitale, elles étaient sensées rassurer la population.


Elle n'était qu'un de ces multiples visages sans nom et sans idée qui marchaient dans les rues d'un Paris que l'hiver avait rendu morose.

Elle n'était que Béatrice Merkel, une simple quinquagénaire qui occupait le poste de conseillère clientèle dans une petite banque. Il y a quelques années, son mari s'était réveillé un matin avec la furieuse envie de retrouver ses vingt ans... avec une autre jeune femme, évidemment. S'en suivit un long et difficile divorce qui l'avait moralement brisée. Sans enfant, elle habitait dans un modeste appartement qui se situait place d'Italie.

Elle n'était pas vraiment belle et ne faisait rien pour se mettre en valeur : ses vêtements étaient informes et ses lunettes carrées lui donnait l'air peu commode des personnes désirant se faire respecter, s'ajoutait à cela, son regard sévère et sa démarche raide.Voilà de nombreuses années qu'elle se réveillait tous les jours à la même heure : sept heure et demie. Elle repoussait, avec regret, ses draps et se dirigeait lentement vers la cuisine où elle buvait une seule tasse de café noir avant de se rendre dans la salle de bain où elle allumait la radio puis s'habillait et se lavait en vingt minutes. Enfin, à huit heure précise, elle fermait la porte de son logement à clef et se rendait à son travail en prenant le métro.


Ce matin-là n'était pas différent des autres jours. Rien, absolument rien, n'aurait pu le différencier des autres jours, si ce n'est cette annonce qu'elle entendit alors qu'elle appliquait sur sa brosse à dent rose : « ... Les températures ont baissé de façon spectaculaire ces jours-ci et l'on peut craindre quelques chutes de neige, et maintenant, accueillons notre invité...» Elle n'y prêta pas grande attention, quelques flocons de neige ne perturberaient pas son quotidien. Comment aurait-elle pu prévoir que ces quelques flocons de neiges se transformeraient en véritable tempête alors qu'elle venait tout juste d'arriver au porte de l'immeuble dans lequel se trouvait son bureau et que ce même immeuble serait fermé ? La neige ne s'arrêtait plus et le froid se faisait de plus en plus mordant, en bref, Béatrice se retrouvait dans une de ces situations décrites un nombre incalculable de fois à la télé et elle devait trouver un abri au plus vite avant d'être réduite à l'état de glaçon. Fort heureusement pour elle, un de ces fameux abris se trouvait au coin de la rue où elle se trouvait. Elle s'y rendit calmement.

La salle de secours était sobre et ne se distinguait des autres bâtiments qu'avec cette croix rouge sur la porte. Elle pénétra dans la pièce, les murs étaient nus et il n'y avait aucune fenêtre, il y avait pour seuls meubles qu'une grande armoire en fer, une cuisinière, un frigo, ainsi qu'un poste de radio. Une seule ampoule dispensait une faible lumière qui n'éclairait même pas tous les recoins de la pièce, elle dut plisser les yeux avant de découvrir qu'une autre personne avait déjà trouvé refuge ici. Un enfant. Un tout petit garçon qui ne devait pas avoir plus de sept ans, il s'était assis contre un mur et ne bougeait pas, il s'était installé dans un endroit que la lumière n'atteignait même pas. Vaguement inquiète, elle s'en approcha.

« Ça... va ? »

Il releva doucement la tête et la regarda comme s'il venait tout juste de noter sa présence. Après un certain temps de réflexion, il ne prononça qu'un petit "oui".

« Comment t'appelles-tu ? »

Cette fois-ci, il ne prit même pas la peine de répondre, un silence pesant s'installa. Béatrice ne savait que faire, elle n'avait jamais fréquenté d'enfants et ce genre de situation lui était totalement étrangère. Les minutes s'écoulèrent, ce fut le garçon qui reprit la parole.

« Dites madame, tu fais quoi de ta vie ? »

La phrase l'avait prise de court, il avait, sans doute, voulu lui demander ce qu'elle faisait dans sa vie, mais elle n'était même pas sûre de pouvoir répondre à cette simple question.

« Je l'ignore. »

Honnête. Elle aurait pu lui mentir, cependant, elle pressentait que ce genre de personne détectait la vérité. La réaction du -très- jeune inconnu l'a surprise.

« Pourquoi ? »

Innocent. Ce mot n'avait rien d'une agression et pourtant, il toucha Béatrice. Pourquoi. Pourquoi n'avait-elle pas réalisé ses rêves tant qu'elle en avait encore ? Pourquoi ne quittait-elle pas ce travail qu'elle haïssait tant ? Pourquoi ne recommençait-elle pas, tout simplement, sa vie ailleurs ? Pourquoi, quoi qu'elle fasse, l'ennui semblait primer sur tout le reste ? Elle n'avait aucune réponse.

« Je l'ignore. »

Il ne dit plus rien et ne fit que la fixer ; elle se sentit encore plus gênée. Pour penser à autre chose, elle se dirigea vers l'armoire et l'ouvrit. Elle contenait quelques couverture, des oreillers... La quinquagénaire qu'elle était eut soudainement froid, et se sentit extrêmement fatiguée. Elle tendit la main pour attraper une de ces couvertures quand elle se rendit compte que le petit garçon se trouvait juste à côté d'elle. Elle ne l'avait même pas entendu. Maintenant, elle pouvait voir son visage poupin, ses cheveux blonds et ses yeux... Ses yeux gris la regardaient avec une intensité que Béatrice pensa inhabituelle pour un être humain de cet âge. Ce petit bonhomme sortait de l'ordinaire, elle le savait et cela l'effrayait un peu.

« Tu veux quelque chose ? »

Il secoua la tête. Il ouvrit la bouche comme s’il voulait lui poser une énième question mais se ravisa. Elle fut à deux doigts de soupirer et ne se retînt que de justesse. Elle s’autorisa un timide sourire puis s’éloigna pour trouver une place où s’asseoir. Non pas que cela soit une tâche particulièrement compliquée mais elle désirait se retrouver le plus loin possible du jeune garçon. Peine perdue, il la suivait où qu’elle se déplace. Résignée, elle s’installa finalement contre l’armoire, il fit de même. Visiblement, quelque chose le tracassait – il n’arrêtait pas de se mordiller la joue gauche – mais il n’en parlait pas et elle ne s’en plaignit pas. Béatrice se rendit compte d’une chose qui l’avait dérangée dès son entrée dans la salle de survie sans qu’elle en ait vraiment conscience. Où était donc la famille de ce garçon ? Un enfant de cet âge de devait pas se balader seul dans les rues de Paris, surtout par ce temps, surtout à cause des rencontres qu’il pouvait faire par ce temps. Elle prit donc l’initiative de lui demander si sa mère allait venir, bien sûr, elle n’obtînt pour seule réponse qu’un reniflement où elle crut déceler une pointe de mépris. Impossible, elle avait du se tromper. Il n’avait pas vécu assez longtemps pour éprouver de tel sentiment.

« Tu peux me raconter ta vie ? S’il te plait madame. »

Lui raconter sa vie ? Etrange, depuis quand l’être humain se souciait-il des autres ? Avait-elle loupé tant de choses que ça en passant ses vendredi soirs et ses week-end avec pour seule compagnie sa télé ? L’envie irrésistible de raconter s’empara d’elle, elle devait vider son sac, elle en avait besoin. Alors elle lui raconta. Son enfance morose et banale à souhait, ses rêves d’aventures et de pirateries que son père avait pris soin de détruire dès leur apparition. Son adolescence minable, les amis qu’elle aurait voulu avoir, les études qu’elle voulut faire. La rencontre avec son mari, une sorte de lumière dans son train-train quotidien. Le mariage qui, même s’il n’avait pas répondu à la moitié de ses attentes, l’avait comblée de joie. L’excitation des premières années qui était allée en décroissant, l’habitude prenant la place de la spontanéité. Les enfants qu’ils n’avaient jamais eus. La jeune femme avec qui il avait osé la tromper. Le divorce qui lui avait fait tant de mal. Son travail qu’elle n’avait jamais aimé. Et enfin cette routine qu’elle détestait de tout son être mais qui ne cessait de la poursuivre. Il l’écouta et ne l’interrompit pas une seule fois. Elle sentit le poids de ces années de frustration se détacher d’elle et au même moment une lassitude extrême s’accompagnant d’une constatation horrible s’abattit sur ses épaules : elle avait raté sa vie, elle finirait ses jours avec pour seuls souvenirs de nombreux regrets et peut-être un ou deux « si seulement ».

« Qu’est-ce qui t’empêche de la recommencer ta vie ? »

Naïveté enfantine. Comment lui expliquer que le temps n’était pas rattrapable, que les années ne se recommençaient pas mais se succédaient les unes aux autres inéluctablement. Comment lui dire que lorsque l’on devient adulte les responsabilités prennent la place de l’inconscience, qu’avec l’âge fuit le courage. Comment trouver les mots nécessaires pour un enfant qui avait à peine sept ans. Comment lui avouer tout cela sans pour autant briser ses rêves. C’était impossible, évidemment. Elle choisit d’ignorer sa question, c’était la seule réponse qui pouvait les préserver, lui et son innocence. Il ne se formalisa pas de ce silence.

« Tu devrais partir ! Y’a rien pour toi ici. Puisqu' ici, il n’y a que les mauvais souvenirs, pars ! Trouve-toi un endroit où tu pourras t’en faire de nouveaux dont tu seras fière. »

Elle allait répliquer mais, encore une fois, la lâcheté prit le dessus et sa franchise l’avait blessée plus qu’elle n’aurait voulu se l’avouer. Et en y réfléchissant bien, il n’avait pas tout à fait tort. Bien sûr, elle ne ferait jamais un tel acte inconsidéré mais si elle avait été plus jeune, cela aurait été une solution.

Il bailla.

Elle sourit sincèrement, pour une fois.

Cela faisait des bonnes heures qu’ils discutaient et, même si la journée venait à peine de commencer, elle pouvait comprendre qu’il soit fatigué. Elle lui dit de s’allonger, il refusa se disant assez grand pour savoir quand il devrait se coucher. Elle insista, il céda. Béatrice alla chercher une autre couverture et le recouvrit avec, il s’endormit en quelques minutes à peine. Elle ne sut pas combien de temps elle resta à le regarder, au bout d’un certain temps, elle aussi sombra dans les bras de Morphée.

Un grésillement sonore la réveilla en sursaut. « La neige s’est arrêtée de tomber, les températures ont remonté… Je répète »

Le poste de radio. Elle grommela, s’étira longuement et regarda autour d’elle l’air ahuri. Il lui fallut quelques instants pour que la journée d’hier lui revînt en mémoire. Elle tourna la tête vers l’endroit où se trouvait le garçon… Pour découvrir qu’elle était seule. Il avait disparu. Elle sauta sur ses deux pieds et se rua vers la sortie, s’il était sorti… Dieu seul sait ce qui pouvait lui arriver. La panique aveuglait son bon sens et elle erra des heures dans les rues de Paris à la recherche d’un enfant dont elle ignorait tout jusqu’au prénom. L’étrangeté de la situation lui apparut quand elle s’apprêtait à se rendre au commissariat et en se traitant intérieurement d’idiote sans cervelle, elle se résigna à rentrer chez elle.



Quelques jours plus tard

Les bruits des trains entrant et sortant de la gare Montparnasse étaient assourdissants et le quai était bondé. La frêle créature qui se trouvait au milieu de cette foule pouvait se faire happer par la marée humaine à tout moment mais qu’importe, le sourire rayonnant qui éclairait son visage légèrement ridé n’était pas près de disparaître. Elle tenait fermement sa valise dans une main et son billet pour une destination inconnue dans l’autre. Elle était fin prête à recommencer.

Elle n’était qu’un de ces visages sans noms et sans idées qui attendaient leurs trains et pourtant elle, elle avait enfin trouvé le courage de fuir...

CM
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