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Désillusions

C’était par un bel après-midi de juin. Comme chaque mercredi, il était prévu que j’aille au cinéma avec une amie, Laurence. C’est vrai que le temps, ce jour-là, était plus favorable aux promenades mais moi, je préférais m’enfermer dans une salle obscure pour regarder un bon film. J’ai toujours aimé le cinéma et depuis que je suis à Paris, cela me permet de décompresser, de m’évader. Prétextant une indisponibilité, Laurence n’a finalement pas pu venir. C’est donc seule que je m’y rendis.

En retard, j’entrai dans la salle sans avoir eu le temps de contrôler le planning des séances. Je m’assis au fond, à côté d’un homme. Je lui demandai quel film nous allions alors regarder. Il me répondit que c’était « la Maîtresse du lieutenant français » d’un certain Karel Reisz avec, à ma surprise, Meryl Streep. Je lui fis part de mon admiration pour cette actrice alors que le film débutait.

Je trouvais cet homme assez drôle ; durant tout le film, son regard resta accroché à l’écran : il était comme emporté par l’histoire. Moi, je l’observais de temps en temps. Il était très beau, avait un certain charme malgré une manière de s’habiller très négligée et ses cheveux en bataille lui donnaient un air comique. Il devait avoir à peu près mon âge entre quarante-cinq et cinquante ans, peut-être un peu plus mais surtout pas moins. Une fois le film terminé, nous étions les seuls à regarder le générique jusqu’à la fin. C’est seulement quand le dernier nom apparut à l’écran, qu’il se leva et me salua. Il était vraiment très charmant. Je le suivis jusqu’à la sortie du cinéma puis là, chacun reprit sa route. Tandis que je m’éloignais, je l’entendis me crier : « A la semaine prochaine, Béatrice ! »

Je me retournais interloquée et le vis me sourire. Comment savait-il mon prénom ? Je n’eus pas le temps de lui demander que déjà, il courrait pour prendre son bus.

Je rentrai chez moi toujours en me demandant qui pouvait être cet homme. Le connaissais-je ? L’avais-je déjà vu quelque part ? Mais où ? J’essayais de me le rappeler en cherchant dans mes souvenirs les plus lointains. J’égrenais les noms des hommes que j’avais pu rencontrer jusqu'à maintenant. Tous y passèrent même mes petits amis du collège et lycée (il n’y en pas eu tellement, je m’en souviens donc assez bien et puis j’avoue que même à cette époque j’étais déjà très fidèle !). Malgré tous mes efforts je ne voyais vraiment pas comment il pouvait si bien me connaître. Pourtant, je l’avais aperçu quelques fois au cinéma sans qu’il vienne me voir ; même ce jour-là il m’avait paru distant ; l’avait-il fait exprès ? Je me mis alors à faire des recherches et ressortis, du fond de mes tiroirs, des vieilles photos de classe. Je garde tout, je n’ai jamais rien jeté car pour moi tous ces souvenirs ont beaucoup de valeur.

Je tombai alors sur une photo de ma mère. Elle a à peu près vingt ans, c’est une photo prise sur le vif par mon père. Elle semble heureuse, elle sourit. Derrière, il a été inscrit une date : «12 juin 1960 ». Deux semaines plus tard ils se mariaient. Un an après, ils quittaient l’Allemagne pour venir s’installer en France. De ma mère, je garderai le souvenir d’une femme merveilleuse, épanouie. Mon père aura toujours fait tout ce qui pouvait être en son pouvoir pour la rendre heureuse. Maintenant, elle n’est plus là et mon père que je vois de temps en temps ne me reconnaît presque plus. Les larmes commençant à me monter aux yeux, je reposai cette photo et me remis aussitôt à mes recherches. J’en profitai pour faire du tri. Durant toute la soirée, je n’ai cessé de penser à l’homme du cinéma. Son allure, son visage, ses yeux, sa voix ne quittaient pas mon esprit ; même durant la nuit, j’en rêvai !

Le lendemain à la banque où je travaille, je racontai cette rencontre à mes collègues. Elles étaient toutes sous le charme de cette aventure. Elles me demandèrent si cela allait continuer et prirent ce sujet vraiment au sérieux, comme toutes les femmes friandes d’histoires à l’eau de rose. Je leur répondis que je n’en savais rien étant donné que je n’avais ni l’adresse ni le numéro de cet homme. Et puis, je leur fis croire que je m’en fichais sans leur dire qu’en réalité cela me préoccupait vraiment.

Le soir, arrivée chez moi je reçus un coup de fil. En décrochant, je reconnus aussitôt sa voix : c’était lui ! J’engageai alors la conversation en gardant une certaine réserve. Il se présenta et dit qu’il s’appelait Franck. Enfin, le mystère s’éclaircissait. Je me sentis de plus en plus à l’aise et lui demandai comment il me connaissait. Il me répondit qu’un soir après une séance de cinéma, il nous avait suivies, mon amie et moi, jusque dans le métro, qu’il s’était assis derrière nous et avait écouté nos conversations. J’étais alors assez perplexe. Il s’agissait peut-être d’un pervers…

Nous engageâmes ensuite la discussion et nous parlâmes de tout et de rien comme deux personnes qui se connaissent à peine. Il paraissait pourtant tout savoir de moi et au bout de quelques minutes, le moment que j’appréhendais, mais que, sans doute au plus profond de mon être j’attendais avec impatience, arriva : il me proposa un rendez-vous ! Il avait hâte de me connaître encore mieux, il voulait que l’on soit en tête à tête dans un lieu calme. Je souriais, j’étais presque émue ! C’était très certainement un plan de drague qu’il me faisait mais je le trouvais tellement touchant et drôle que j’acceptai sans hésiter.

Il me laissa le choix du lieu et de la date. De toute manière, vivant seule et mes amis habitant tous assez loin, j’étais libre tous les week-ends. Je lui proposai un restaurant très sympa dans le 13e près de chez moi pour le samedi suivant. Il fut enchanté par cette proposition bien qu’il ne connaisse pas l’endroit.

Il dut raccrocher précipitamment prétextant que quelqu’un venait de sonner chez lui. Mais je fus étonnée d’entendre en arrière-plan la voix d’une femme. Je raccrochai à mon tour sans trop me poser de questions.

J’attendis le samedi soir en comptant les heures, les minutes. Le moment venu, je me préparai avec beaucoup d’attention. Je fis l’inventaire de toute ma garde-robe et essayais les tenues une par une sans jamais me décider. Une robe pourtant attira mon attention mais, après m’être souvenu que c’était la préférée de mon ex-mari et que, après réflexion, elle devait avoir plus de cinq ans, je la remis dans l’armoire. Je tombai alors sur une autre robe. Celle-là était noire, toute simple mais très « class ». Je l’enfilai et mis un soin particulier à mon maquillage et ma coiffure. Cet homme essayait de me draguer, j’étais bien décidée à l’impressionner !

Arrivée devant le restaurant où nous devions nous retrouver, j’étais étonnée de devoir l’attendre, en général c’est plutôt l’inverse : ce sont les hommes qui attendent les femmes. La pluie commençait à tomber quand je sentis derrière moi comme un souffle. Je me retournai et eus du mal à le reconnaître : il portait une longue veste par-dessus un ensemble très élégant. J’en fus surprise, d’autant plus qu’il était très bien coiffé ! Il avait une bien plus belle allure que la première fois que je l’avais vu. Nous entrâmes dans la salle aux couleurs douces et au décor baroque très propices au romantisme. Nous nous installâmes à une table. Les gens autour de nous nous observaient ; ils devaient penser que nous étions un très beau couple alors qu’en réalité nous ne nous connaissions à peine ! Franck me félicita sur ma tenue, mon maquillage bref sur mon aspect général, j’en étais flattée. Il me fit remarquer que je rougissais puis soudain sortit son portable de sa veste, s’excusa auprès de moi et alla répondre au dehors. Il revint au bout de quelques minutes, trempé par la pluie et l’air inquiet. Je lui demandai s’il y avait un problème mais il me répondit que tout allait bien, que c’était juste un collègue de boulot. Franck travaillait dans l’édition. Tout au long du repas, il me parut complètement ailleurs, il ne me regardait presque jamais en face quand je lui parlais. J’en étais gênée.

Au bout d’une heure et demie, nous sortîmes du restaurant. Je n’avais pas plus de renseignements sur lui qu’auparavant. Cet homme me paraissait vraiment étrange ; j’étais sûr qu’il avait quelque chose à me cacher. Je ne voulais me poser aucune question. Nous rentrâmes chacun chez nous en nous disant au revoir. Je restais là toute décontenancée du fait qu’il ne m’invite pas chez lui. C’est alors que je lui proposai de venir chez moi mais il me dit qu’en ce moment il était très fatigué et qu’il ne voulait pas trop traîner. J’en étais déçue et rentrai chez moi, seule. C’était la première fois que je rencontrais un homme depuis mon divorce quatre ans auparavant. La chance me souriait mais je voyais que Franck n’était pas quelqu’un qui voulait s’engager rapidement… En arrivant à mon appartement le téléphone retentit. Je décrochais. C’était Franck qui s’excusait que son humeur ait gâché cette soirée. Il me révéla qu’en réalité le journal pour lequel il travaillait connaissait une crise et qu’il était à deux doigts d’être licencié. Nous discutâmes un long moment puis il me laissa en me disant qu’il aimerait me revoir. J’étais très heureuse de son souhait. Les jours passaient. Nous nous appelions de temps en temps puis presque tous les jours. Il partait souvent en voyage pour son travail. Cela nous laissait très peu de temps pour nous voir. Un soir pourtant il m’invita chez lui, cela faisait déjà deux mois que nous nous étions rencontrés. Son appartement était simple, sans décoration particulière mais il était désordonné. Il me dit que c’était dû au fait qu’il partait souvent. Nous nous installâmes dans son salon puis soudain il me fit part de ses sentiments. Il se rapprocha de moi et je me laissai porter par le désir. Il me conduisit dans sa chambre et nous passâmes la plus belle nuit que je connus depuis cinq ans.

Le matin, je me réveillai à ses côtés. Je me dépêchai et partis au travail comme si de rien n’était, aucune de mes collègues ni de mes amies n’étaient au courant de mon histoire avec Franck.

Un jour, pourtant, alors que nous nous étions installés à la terrasse d’un café, je me décidai d’en parler à Laurence qui savait m’écouter et me conseiller. Elle était surtout très douée dans les affaires matrimoniales ! Je lui fis deviner qui était l’heureux élu avant de le lui montrer en photo. Soudain, le visage de Laurence se décomposa. Je lui demandai ce qui n’allait pas quand je la vis cacher ses yeux entre ses mains. En pleurs, elle me raconta comment il l’avait séduite quelques semaines auparavant. Elle voulait m’en parler, mais plus tard quand elle aurait été vraiment sûre de cette union. Prise de panique, je compris que Franck m’avait trompé avec l’une de mes amies et réciproquement, qu’il la trompait avec moi. A ce moment nous étions toutes les deux à notre table en train d’injurier cet homme qui nous faisait du mal. Je pleurais à mon tour. Les gens autour de nous nous regardaient. Nous avions l’air de deux folles ! Laurence, haineuse, voulait le tuer. Moi aussi, j’aurais aimé participer à ce « massacre » mais, plus calme, je lui dis qu’il valait mieux s’expliquer avec lui. Nous partîmes toutes deux, désemparées.

Aujourd’hui, je ne revois plus Laurence. Après cet épisode, elle est tombée dans une déprime terrible et n’a plus souhaité me fréquenter. Pour elle, il en était mieux ainsi. Quant à Franck, je me suis rendu chez lui peu après pour clarifier la situation. Il ne savait plus quoi dire pour se défendre si ce n’est qu’il était tombé amoureux de nous deux alors qu’il nous suivait un soir en rentrant du cinéma. Je lui interdisais toute excuse. Depuis, nous ne nous sommes plus jamais revus. Je ne me rends plus au cinéma où nous nous sommes rencontrés et je me suis enfin résignée à ne plus perdre mon temps avec ces passions dérisoires.


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