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Une journée à la banque

C’est l’heure d’y aller. Il ne faut pas que j’arrive en retard à la banque, même si aujourd’hui, c’est vendredi et qu’habituellement, il n’y a pas grand monde qui vient me demander des renseignements. Le patron, qui a une grande confiance en moi, et que moi-même j’apprécie beaucoup, m’a proposé de venir plus tard dans la matinée le vendredi. Mais j’ai un horaire, je dois le respecter. Rendez-vous huit heures à la banque. Il faut que j’y sois. Il est sept heures vingt. Je vais être en retard ! Mon réveil n’a pas sonné. Pas le temps de manger sur place, je prendrai un café à la banque. Enfin, je suis prête. Je n’ai plus qu’à fermer les volets.

« Mais que les rideaux sont salis ! »

Ah c’est encore Haussmann qui est venu se frotter par là. Il a pourtant interdiction de s’approcher de là. Un chat, c’est un chat, on a beau lui interdire des choses, il profite d’un moment d’inattention de notre part pour accomplir ce qu’on ne supporte pas. Je l’aime quand même ce chat, c’est mon seul compagnon, alors je suis indulgente avec lui. Malheureusement je n’ai pas le temps de les nettoyer. Ils sont si beaux ces rideaux de soie qui sont installés à chaque fenêtre. D’ailleurs, il n’y a pas que cela à nettoyer. Et ces grands bustes que j’ai placés dans le salon et dans l’entrée, j’aperçois encore de la poussière. C’est très bien d’aimer la Renaissance italienne, mais il faut que les bustes et les sculptures soient impeccables. C’est bien pour cela que j’ai choisi d’emménager dans ce grand immeuble du 13e arrondissement. Bon, fini de rêver, cette fois, il faut vraiment que j’y aille.

« Ouf ! Que l’air est vif ! »

Dehors, il fait un froid glacial, pourtant on approche du printemps, cela devrait s’adoucir, en tout cas je le souhaite. C’est vrai, j’ai toujours souffert du froid. J’aime la chaleur et ce n’est certainement pas en Allemagne qu’on la trouve. Après trente ans de vie dans ce pays, cela commençait à me peser. Bon d’accord, Paris, ce n’est pas Marseille mais l’air est plus doux qu’en Allemagne.

Heureusement, ma voiture n’est pas garée loin. Je me bats contre la municipalité depuis que je suis ici pour obtenir enfin un garage. C’est le seul côté négatif de cet immeuble. Je ne suis pas loin de la voiture. Là voilà ! Quel froid, j’ai déjà les pieds glacés ! Quel plaisir tous les jours de s’installer dans cette voiture. Je ne m’en lasse pas de ma belle "Smart" toute neuve avec lecteur de CD intégré. Cela faisait longtemps que j’en rêvais. Chaque jour, je m’emmène plusieurs disques différents de musique classique, mais en particulier un que je garde toujours dans mon sac, dans une petite poche au fond à droite où rentrent impeccablement le disque et sa boîte. C’est l’opéra de Mozart, "Don Giovanni" que j’écoute chaque jour pendant mon trajet pour aller à mon travail. La circulation est infernale sur les boulevards Haussmann. Je me demande où ces gens peuvent bien aller. Je dois absolument être à l’heure, car mon patron, qui est en déplacement à Hong-Kong, m’a chargé de surveiller seule et de prendre du même coup la direction de la banque. La journée commence mal pour moi : mon réveil n’a pas voulu me réveiller et la pendule de la banque me rend furieuse. J’espère qu’aucun client n’a voulu rentrer, sinon la réputation de la banque va se dégrader. Bon, fini de se faire des frayeurs.

Me voilà enfin à la banque. Je regarde la pendule du bâtiment, il est huit heures et six minutes. Ach Scheiße ! Je déteste être en retard ; je regarde l’horloge d’un air mauvais, mais en réalité ce n’est pas de sa faute, elle n’y est pour rien, elle ne fait qu’afficher ce qu’on lui demande. Tout cela, c’est à cause d’Haussmann. Mais bon, je ne lui en veux pas. Comme prévu, les clients n’arrivent nombreux aujourd’hui : quelquefois, je me demande si finalement je ne pourrais pas venir plus tard dans la matinée comme me l’a proposé le patron. Mais non, il faut respecter les horaires. Je suis très pointilleuse sur cela. Décidément, ce matin, je suis fâchée avec tout le monde : mon chat et l’horloge dont les aiguilles avancent tranquillement.

Ah, voici enfin un client ! monsieur Lam… bert.

« Bonjour M. Lambert. » Celui-là, c’est un "assurance-vie", c’est sûr. Tout lui exposer, être patiente. C’est bizarre, ces chaussures, je n’aurais pas cru qu’il porterait des chaussures comme celles-ci. Surtout avec ce pantalon.

« Oui, 4 %, Monsieur. » Et ses lunettes, elles sont amusantes. Cela lui fait un air rêveur. Mais finalement, ça lui donne du charme.

« Non, non. Sans impôts. On y va ? » Je crois que c’est bon. Il est d’accord. Pourvu qu’il ne me dise pas qu’il veut en parler à sa femme ! Non c’est bon, je sors l’imprimé. Toujours les mêmes questions que l’on pose à une conseillère clientèle.

« Comment vais-je placer mon argent ? A quel taux ? » Mais j’aime bien les convaincre, les attirer par des arguments différents selon leur âge, leur sexe… Et puis c’est super ce soir, je vais à la répétition de l’orchestre. Dans les premiers violons ! J’aurais tellement aimé me lancer dans une carrière professionnelle.

« Mais bien sûr monsieur. Avec un plan d’épargne logement en revanche je ne crois pas. »

Oh mais ce métier aussi, je l’aime. La rigueur, l’excitation aussi. L’aisance pour m’acheter ce que j’aime. Pourquoi gratte-t-il le coin de la feuille ? Il est nerveux ? Je ne l’ai pas persuadé ? Rouge, il faudrait que son pull soit rouge.

« Entendu, merci. Je vous envoie le contrat. A bientôt. Au revoir, Monsieur. »

Tiens, je vais aller prendre un petit café.


Le distributeur aussi est mal placé. Il est tout au fond de la banque. J’insère mon euro dans le trou et le liquide coule dans le verre en plastique blanc. Je prends une petite cuillère, et j’attends que le café soit prêt. J’aperçois derrière la vitre quelques gouttes de pluie qui tombent sur le bitume. Cela n’est pas étonnant, le temps était gris depuis quelques jours et il ne pleuvait toujours pas. Comme le froid, je déteste la pluie. Je me suis toujours dit que quand je serai à la retraite, je m’installerai dans le Sud-Est de la France, en Provence ou sur la Côte d’Azur. "Bip". Voilà, le café est prêt. Je prends le verre et trempe la cuillère dans le liquide chaud. J’approche mon nez du café pour le sentir. J’ai toujours aimé cette odeur. Puis, je le porte à ma bouche. Tout d’un coup, je me retourne, je lâche mon verre et le liquide s’étale sur le carrelage. Deux hommes cagoulés pointent leur revolver vers moi.

« Ach ! Was wollt ihr ? » (Qu’est-ce que vous voulez ?) Je suis abasourdie. Le café s’étale sur le sol. Il coule en direction des deux hommes. L’un est grand et très maigre. Il porte un blouson noir dont la fermeture ouverte laisse entrevoir un T-shirt blanc. Il est vêtu d’un jean sale, comme s’il s’en servait pour jardiner, alors que ses chaussures de sport blanches ont l’air toutes neuves. L’autre porte un jean aussi bien moulant et également un blouson marron. Il est très petit et plutôt musclé. Ca ne m’étonnerait pas qu’il ait un tatouage sur le bras. C’est le petit qui commence à s’exprimer.

« Donne-nous l’argent de cette banque ! » m’ordonne-t-il. Je garde mon sang froid et lui réponds sèchement :

« Je ne peux vous ouvrir le coffre-fort car je n’ai pas le code, et même si je l’avais, je ne vous le donnerais pas. »

Les deux braqueurs me regardent. Ils semblent totalement étonnés. Ils ne s’attendaient pas à me voir réagir de la sorte. Ils restent interdits. Pourvu que cela marche ! Après quelques secondes de silence, l’autre braqueur, le grand chétif prend la parole :

« Eh, t’es gentille, mais on est pressé, donc s’il te plaît, tu nous ouvres ce coffre et on repart. Si tu nous laisses prendre l’argent, on ne te fera aucun mal, par contre, dans le cas contraire, on te descend. »

Le petit braqueur commence à s’approcher de moi et pointe son revolver sur ma tempe et dit :

« T’as bien compris ce que mon pote t’a dit ? »

Il s’énerve. Il patauge dans le café. Le grand va salir ses baskets…

Intérieurement je suis terrifiée. Surtout garder son calme, ne pas montrer son affolement ! et je crie :

« Je préfère mourir plutôt que de vous laisser partir avec l’argent ! »

Des larmes me montent aux yeux, je sens ma dernière heure arriver. Les deux hommes se regardent, le grand glisse un mot à l’oreille du petit. J’ai bien compris, ils vont me tuer. Au moins, je serais morte pour l’honneur et la banque.

Les deux braqueurs se regardent une nouvelle fois et éclatent de rire. Le petit s’exclame avec un air amusé :

« Tu nous as pas reconnus Béa ? »

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